Face à l’anxiété résultant de la pandémie et du spectre d’une crise sociale de grande ampleur, la clientèle du luxe confinée rêve d’échappées belles, de bien-être mais aussi de repères rassurants et autres valeurs sûres. A l’instar de la sneaker, elle l’a trouvé dans le sac à main de luxe. Crise oblige, le produit de luxe redevient objet d’investissement et l’heure est à la discrétion. Cet engouement pour des designs sobres et des marques traditionnelles se vérifie dans les nouveaux usages, tout comme dans la valorisation des grandes maisons. Il est ainsi plus que jamais indécent de s’exposer tout de logos criards vêtus. Signe des temps, de nombreuses marques de luxe ont décidé d’augmenter leur prix sur leurs seuls produits intemporels, vecteurs de haute qualité autant que d’imaginaires puissants.
Quand la culture et la discrétion se met au service de la désirabilité
Le maximalisme n’a plus autant la côte que dans la seconde moitié des années 2010. Ce mantra “more is more” était alors porté par les maisons Gucci, Versace ou encore Balmain. Les récents défilés de ces maisons se sont même assagis, délaissant le clinquant et le logo ostentatoire. Un phénomène déjà observé à l’issue de la grande récession de 2007-2009, où une mode plus conservatrice et minimaliste, avec pour porte étendard, Phoebe Philo chez Céline, contrastait avec une mode noughties extravagante avec les combinaisons en velours rose fuchsia de Juicy Couture ou encore la collaboration Murakami x Louis Vuitton. Autre signe de ce changement de paradigme, une rumeur rapporte même que des tote bags neutres furent distribués par Hermès à ses clients.
Le sac en cuir matelassé du 2.55 de Chanel (voir photo), les sacs Kelly et Birkin de la maison Hermès, le sac Lady Dior de la maison Dior, le sac de jour de Saint Laurent ou encore plus récemment le Puzzle de Loewe et le cassette chez Bottega Veneta… Autant de produits iconiques de l’odyssée du luxe et de la mode qui défient les affres du temps et voient même leurs valeurs s’apprécier avec les âges, tel un grand cru ou la patine d’un beau cuir. Ils convoquent aussi la mémoire collective et renvoie intimement à une figure emblématique de l’histoire comme Gabrielle Chanel, Grace Kelly, Jane Birkin ou encore Lady Diana.
Une histoire qui intrigue et qui passionne les foules. Ainsi, le contenu de certaines plateformes s’enrichit de rubriques ayant traits à la saga du produit ou de la marque distribuée, avec une exigence éditoriale digne du canadien Ssense ou de l’américain Net-a-porter. C’est ainsi que le groupe e-commerce chinois Alibaba a lancé au sein de son espace Luxury Soho, Soho Mag ou encore Rebag qui vient de lancer sa rubrique The Vault. L’objectif de ce dernier est d’éduquer le client et apporter une transparence totale, jusque dans l’intangible de la marque. Une mission confiée à des articles, des vidéos mais aussi des guides visuels incluant des rapports de tendances comme des conseils d’entretien. Un storytelling de mode qui prends vie. En témoigne les expositions actuelles: “Bags : Inside Out” au Victoria & Albert Museum de Londres et “Gabrielle Chanel Manifeste de mode” au Palais Galliera de Paris. Pour cette dernière, il ne s’agit pas de retracer le passé sulfureux de la créatrice de mode mais de décrypter son rôle d’émancipatrice de la femme et ses codes créatifs, devenus indissociables du look de la parisienne et de son “je ne sais quoi” qui lui donne une élégance mutine et effortless. La notoriété de Chanel bénéficie aussi d’un partenariat fructueux avec la dernière création originale de Netflix, Emily in Paris. Aux yeux de Patricia Field, costumière déjà derrière le succès de la série Sex & The City dans les années 2000, “Chanel est un classique et les classiques ne meurent jamais”. Les pérégrination de son héroïne, une jeune cadre marketing américaine évoluant dans l’univers de la mode et confrontée au choc culturel de la ville lumière inspire les shoppers du luxe. Ils sont ainsi nombreux à vouloir s’approprier le style d’une Lily Collins ultra-lookée, que ce soit une veste verte de la collection croisière 2020 ou encore un sac 2.55 en cuir d’agneau de la collection printemps-été 2020. Le site Stylight relève une augmentation de 30% des consultations des pages produits de la maison de luxe la semaine de la sortie de la fiction. Le phénomène se retrouve auprès des autres acteurs du luxe de seconde main : +11,8% des ventes chez Vestiaire Collective et +25% chez ThredUP les deux premières semaines. Chanel, n’est pas la seule maison patrimoniale à trouver grâce aux yeux de cette parisienne d’adoption : Saint Laurent, Dior ou encore Alexandre Vauthier sont aussi du voyage.
Entre rêve et longévité : un investissement remède à la crise pour la clientèle du luxe
Le rapport annuel de la plateforme e-commerce spécialisée dans le luxe de seconde main, The RealReal, parle d’un engouement renforcé pour le “stealth luxury”. Autrement dit, un luxe discret et furtif. Un design élégant sans que l’oeil d’autrui ne s’attarde trop longuement sur le produit. Noelle Sciacca, Women’s Editorial Lead au sein de la plateforme de revente donne des précisions sur la notion de stealth luxury : « des éléments au design complexe mais discret. À première vue, ils peuvent apparaître comme brand-agnostic” – sans rapport avec la marque, comme le furent les sacs les plus plébiscités lors de l’après subprimes : le Muse chez Saint Laurent, le 2.55 chez Chanel ou encore le Bottega Veneta Ball Hobo. Cette année, c’est le sobre shopping bag de Clemens Telfar à un prix modique (150 dollars) qui est sur toutes les lèvres. A travers son propre rapport, la marketplace luxe Moda Operandi, va elle aussi dans ce sens. Aux yeux de Lisa Aiken, sa directrice de la mode et des achats, « Il s’agit de savoir comment le consommateur de luxe considère les achats d’investissement, ce qui signifie moins et mieux, avec la longévité« . Ainsi le rapport relève que la demande pour des sacs discrets est 5 fois plus importante que sur des pièces fortes. Parmi les produits intemporels qui se sont arrachés sur la plateforme on note les bijoux, les sacs à main et les montres de très grande valeur. Du côté des produits masculins, les looks discrets ont augmenté 2,4 fois plus vite que les pièces fortes.
Porté par la jeune génération, Louis Vuitton et sa toile monogram apparaît pour la première fois comme la marque star des ventes sur The RealReal, reléguant Gucci en seconde place tandis que Chanel se hisse en troisième position. La plus grande remontée dans le classement revient à Saint Laurent, passant du n°13 au n°8. Son sac à main LouLou connaît une hausse de la demande de +143% par rapport à l’année dernière. De son côté Dior, enregistre la plus forte croissance (+47%).
Avec la crise, les achats luxe dits “d’investissements” prennent de l’ampleur, la clientèle recherchant des valeurs refuges susceptibles d’engendrer une importante plus-value en cas de besoin urgent de liquidités. Sur ce dernier point, la plateforme The RealReal observe une augmentation de 27% de nouveaux revendeurs, 37% d’entre eux relevant de la jeune génération (millennials ou Gen Z). Si le phénomène préexistait avant pandémie, là il s’accélère. Ainsi dans son rapport The RealReal évoque une hausse des ventes sur des produits d’investissement comme les mocassins à mors Gucci, le 2.55 de Chanel ou encore le sac de jour Saint Laurent.
Convaincues qu’il faille recréer l’écart avec les marques hors luxe et les catégories de produits ordinaires, tout en s’évitant le désagrément du marché gris, les marques de luxe, comme Chanel, ont décidé d’augmenter leur prix mais pas sur l’ensemble de leur offre : seuls sont concernés leurs accessoires intemporels (sacs et petites maroquineries), véritables best-sellers de la marque, tels les sacs 2.55 ou encore Boy.
Le rapport Moda Operandi montre une clientèle luxe en quête de bonnes affaires surtout sur les produits intemporels. Net-a-porter acquiesce : les pièces résistantes dans le temps ainsi que les tenues durables au design intemporels sont fortement plébiscités par la clientèle. La maison Hermès reste l’une des rares marques de luxe pour qui les produits à la revente voient leurs prix rattrapper au plus près leurs prix retail (85%) voire, dans certains cas, les surpasser dans le marché de la seconde main. La maison d’enchères Christie’s a ainsi organisé fin juillet une vente de produits de luxe de près de 2 millions d’euros. Parmi les pièces présentées figurait un sac Birkin Himalaya sorti en 2016, de 30 cm en peau de crocodile blanc du nil avec ferrures en palladium. Ce seul sac estimé entre 55 000 et 78 000 euros a finalement été adjugé 132 200 euros. Le rapport Clair de la plateforme de seconde main Rebag qui se rêve comme le nouvel arbitre des valeurs des produits de luxe, à l’image de StockX, désigne Hermès dans la catégorie des “licornes”, la seule de son espèce, avec un prix de revente tutoyant les 8000 dollars.
A la lumière des attentes en matière de développement durable et de l’essor de l’économie circulaire, certaines marques de luxe prennent la question de l’extension de la longévité de leurs objets de haute qualité au sérieux. C’est le cas de la maison italienne Brunello Cucinelli, spécialiste de la maille et du cachemire, qui a lancé son centre de réanimation de la mode où une équipe de petites mains s’affairent à la restauration de pièces d’exception. « Au-delà d’un choix pratique, c’est aussi un choix éthique« , déclare M. Cucinelli, qui a intégré l’étape de la réparation dès la genèse de son entreprise. En 1978, au travers de son département riparazioni, il s’est affairé à retisser les pulls rongés par les mites de ses clients. Depuis, le département a grandi en même temps que son offre produit et prends en charge tout du tissage et du tricot en passant par le repiquage de vestes et le ressemelage de chaussures. Fait unique, l’ensemble de ces services sont effectués sans frais supplémentaire pour le client. Comme le rappelle Cucinelli, « Nous aimons à penser que c’est une sorte de garantie à vie pour nos clients. »
Elégance, héritage et modernité : une résilience corrélée aux résultats économiques des marques de luxe
L’élégance est prestance, l’héritage est respect des racines du passé tandis que la modernité est observation et distillation du zeitgeist (l’époque). La modernité dans le secteur du luxe n’est en aucun cas faire table rase du passé. La fameuse “page blanche” est toujours cohérente avec la vision du fondateur et les valeurs de l’entreprise. Ce faisant, le succès des produits des maisons Chanel, Dior ou encore Hermès ne faiblit pas. N’oublions pas que ce qui n’était qu’un épiphénomène, le “revenge buying” – achat compensatoire – dans les villes chinoises de Guangzhou ou Shenzhen a essentiellement concerné des marques établies et, plus encore, dotées d’une image traditionnelle.
Le positionnement ultra-luxe de la maison Hermès, qui valorise artisanat et poésie tout en disposant d’une supply chain maîtrisée démontre une résilience supérieure aux autres marques de luxe. Au premier trimestre, ses ventes n’ont accusé un recul “que” de 7,7% à 1,63 milliards d’euros. Au deuxième trimestre, avec une chute de 42%, les experts sont unanimes, la maison du Faubourg saint honoré s’en sort toujours mieux que les autres acteurs du secteur.
Autre marque à retrouver une certaine traction, c’est Louis Vuitton. Marque phare du groupe LVMH, son style urbain, intemporel et minimaliste, proche du casual chic avec son designer star des collections femmes, Nicolas Ghesquière séduit notamment les jeunes générations, en particulier les membres de la génération Z. Le classement Brand Finance Luxury & Premium 50 qui a élu la maison Louis Vuitton en troisième position des marques de luxe les plus puissantes de l’année 2020, a aussi révélé la corrélation préexistante entre marques fortes et performances en bourse. Sa valeur de marque a augmenté de 21,4% par rapport à l’année dernière, à 16,479 milliards de dollars. La désirabilité produit n’a jamais été aussi forte. Ainsi dans la lignée du dernier rapport du site de revente The RealReal, le rapport dédié à la fashion week par SEM Rush donne Louis Vuitton gagnante avec un nombre de 700 000 requêtes sur Google. Soit, devant les marques Balenciaga et Gucci. Par ailleurs, on retrouve toujours dans le top 5 les maisons Dior et Hermès. A la revente, la maison figure, au même titre que les produits Chanel, Saint Laurent et Dior comme une valeur sûre. La maison Vuitton présente ainsi un prix à la revente similaire à celui de Chanel (près de 65%).
La marque Bottega Veneta (Kering), sous la houlette de son jeune directeur artistique et ancien disciple de la très respectée Phoebe Philo, Daniel Lee, récolte les fruits d’une refonte d’image réussie. L’intrecciato, véritable signature de la maison réalisé avec un cuir tressé se décline désormais en sac ou dans un vestiaire sartorial où la tenue se fait armure.
Loewe fait partie des 8 maisons du groupes LVMH à figurer dans le dernier classement Luxury & Premium 50 de Brand Finance. Cette marque espagnole au savoir-faire sellier et sous la direction de l’exubérant JW Anderson depuis 2013, connaît un “taux de croissance remarquable” selon le célèbre conglomérat français du luxe. Il semble que son image jeune et inclusive, de même que sa volonté de créer une marque culturelle y soit pour quelque chose.
Les produits intemporels des marques de luxe ont la lourde tâche de transporter le client vers un ailleurs dont il est le héro et lui promettre des produits capable de se jouer du temps et des tendances éphémères.
- Comme lors de la crise financière de 2008 qui avait tiré un trait sur le bling de marques comme Juicy Couture au profit d’un style plus minimaliste comme Phoebe Philo à la tête de la maison Céline, la tendance est au stealth luxury, soit un luxe discret et furtif dans des teintes sobres tel que le beige. Signes des temps Gucci et Versace ont revu les silhouettes de leur derniers défilés.
- Les maisons de luxe qui s’en sortent le mieux face à la crise sont des maisons de luxe traditionnelles (Hermès, Chanel et Louis Vuitton) refusant de brader leur brand equity et proposant un look casual bourgeois sophistiqué sans être tape-à-l’oeil. En pleine première vague pandémique, la maison Hermès n’accuse un recul de ces ventes que de 42%, un exploit dans la profession.
- La plupart des sites de revente de luxe font état d’une montée significative des achats d’investissement où le style comme la qualité riment avec longévité que ce soit le mocassins à mors Gucci, le sac matelassé 2.55 de Chanel ou encore le sac de jour Saint Laurent. A la revente, Hermès apparaît comme la licorne du secteur avec des prix en seconde main à 85% du prix retail.
- Pour rajeunir leur cible et moderniser leur image, les marques de luxe patrimoniales cherchent à valoriser la valeur “transmission” à travers des contenus éditoriaux de haute volée dans la lignée de Ssense ou The Vault by Rebag ou des expositions culturelles. L’autre astuce pour renforcer la désirabilité produit est de proposer un placement de produit subtil comme avec la série Netflix Emily in Paris qui a vu les les produits Chanel connaître un regain d'intérêt.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.