S’il est un pays où l’e-commerce est fortement ancré dans les usages, c’est bien la Chine. Il faut dire que le leader de l’e-commerce chinois, Alibaba, est apparu alors même qu’internet n’était pas encore vraiment développé dans le pays. Depuis les choses ont bien changé : le social commerce, fort d’applications sans équivalent en Europe ni aux Etats-Unis est déjà une réalité tandis que le live streaming, cette série d’émissions filmées en direct, de type télé-achats, s’impose comme le nouveau format phare du confinement.
Avec un sens aigu de l’événementialisation et un format inédit mêlant expérience shopping et entertainment, le géant Alibaba, un des 4 BATX – GAFA chinois – fait un carton : 56,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires rien qu’en 2019. 21 ans après ses débuts, son modèle marketing créé ex-nihilo est devenu phénomène culturel.
Alibaba et l’empire Jack Ma : une fierté nationale
Sésame ouvre toi ! La légende raconte que c’est par cette incantation magique connue de tous et une passion pour les contes des milles et une nuit, que l’ancien professeur d’anglais reconverti en entrepreneur, Jack Ma, baptisa son entreprise Alibaba. Alors qu’il a cédé les rênes à son successeur Daniel Zhang, le modèle marketing qu’il a conçu n’en finit pas d’exploser les compteurs.
Ainsi lors de son dernier évènement marketing Singles Day, et pour la 11e année l’entreprise a battu son record : 1,5 milliards de dollars de recettes, 68 secondes après sa fameuse cérémonie du compte à rebours, et 30 milliards de dollars en milieu de journée.
Avec 13,2 milliards de dollars de ventes lors du premier trimestre, Alibaba a connu une hausse de 19% en date du mois de mai.
Une genèse entre Commerce, Wuxia et engagement
Le secret de sa longévité, une grande porosité avec l’univers du divertissement et des racines profondéments chinoises remixées à la sauce contemporaine. Pour Mark Yuan, CEO et Cofounder de And Luxe inc., Alibaba serait une hybridation entre la chaîne américaine de téléachat QVC, Facebook Live et le e-commerce, le tout regroupé sur une seule et même application.
L’entreprise, dans le sillage de Walt Disney, puise son inspiration dans les mythes fondateurs de son pays et sa pop culture. Celui qui aime à se comparer au héro et champion de la résilience, Forrest Gump, Jack Ma, a aussi mis en place un système de surnoms fictifs pour l’ensemble de ses équipes. Il apparaît que lui comme son successeur ont choisi des héros tirés du storyteller de renom et maître du Wuxia 武侠 – un style littéraire datant de la dynastie Han et mettant en scène des bretteurs maîtrisant le sabre et les arts martiaux – Jin Yong. Ils ont ainsi choisi Feng Qing Yang et Xiao Qing Yang, respectivement “le vent souffle fort et légèrement” et “l’homme libre et sans entrave”. Le système de valeurs de son entreprise, baptisée “l’épée spirituelle aux six veines” est lui même tiré de ces mêmes romans de cape et d’épée chinois et fait référence au client d’abord, l’esprit d’équipe, l’ouverture au changement, l’intégrité, la passion et l’engagement ensuite.
Fondée en 1999, avec 18 membres fondateurs, à une époque où internet n’était ni aussi répandu sur le territoire ni aussi fluide, l’entreprise, exclusivement BtoB à ces débuts, avait pour mission de mettre en relation PME chinoises et distributeurs étrangers en vue de trouver leur futurs sous-traitants. Six mois après sa création il parvient à lever 25 millions de dollars auprès de SoftBank.
Taobao et consorts : un show dédié au shopping à distance
Après le segment BtoB, Alibaba a décliné le modèle aux particuliers avec la plateforme CtoC Taobao 淘宝网 et aux grandes marques internationales via la plateforme BtoC Tmall.com.
A son lancement en 2003, Taobao réussit le tour de force de challenger ebay, à peine entré dans le pays pour finalement précipiter son départ et racheter Yahoo. Par un formidable concours de circonstance, le modèle que propose Jack Ma entre en résonance avec les préoccupations des habitants frappés de plein fouet par l’épidémie de SRAS. La raison sanitaire déclenche un fort engouement pour le commerce en ligne dans le pays.
En 2009, un univers proche de l’entertainment voit le jour avec le 11.11 Global Shopping Festival avec une date symbolique : le 11 novembre, le caractère du chiffre 11 représentant 2 personnes seules. Cette “fête du célibat” ou Singles Day, née en 1993 dans les dortoirs de l’université de Nianjing n’a pas tardé à devenir un rendez-vous shopping annuel pour s’offrir un cadeau pour soi avant d’être étendue à tous les individus, couples compris. Avec son efficacité redoutable, le festival parvient à faire mieux que ces modèles américains Black Friday et Cyber Monday réunis. Outre des ventes flash et autres remises, son “countdown” devient prétexte pour un gigantesque show retransmis sur de multiples plateformes avec un parterre exceptionnel de célébrités européennes et asiatiques (Taylor Swift, Pharrell Williams, Nicole Kidman…) afin de capter l’attention des spectateurs jusqu’au coup d’envoi des ventes à minuit. La même année, le groupe se dote d’une mascotte qui, une fois n’est pas coutume, devient objet merchandising décliné en plus de 500 modèles collector. Tao Doll – c’est son nom – avec sa silhouette orange vif, sa tête oversize en forme de bulle de bande dessinée et son éternel optimisme est ainsi omniprésent sur le campus de Hangzhou. Chaque design commémore un événement ou une collaboration avec une autre marque.
Son enseigne BtoC, Tmall 天猫 dispose, elle aussi, d’une mascotte, cette fois-ci en forme de chat. Adepte de la gamification, le groupe a même créé en 2016 un jeu de piste à la Pokemon Go avec “Catch the cat”, qui comme son nom l’indique consiste à attraper le fameux chat dans les restaurants KFC, avec, à la clé, des remises pour le Singles Day.
Tmall dispose depuis 2017, soit bien avant Amazon, d’une section entièrement dédiée au luxe et déclinée en 2 univers distincts “Luxury Pavilion” et “Luxury Soho”. Luxury Pavillion est une marketplace BtoC exclusive, accessible uniquement sur invitation et qui est parvenue à séduire plus de 200 marques de luxe, dont Cartier, Balenciaga, Burberry ou encore Valentino et Qeelin. Elle permet aux maisons de luxe de mieux contrôler leur image et leur pricing. Luxury Soho est, quant à lui, un outlet de luxe qui, via sa rubrique Soho Live, diffuse des programmes liés au lifestyle luxe et, de l’autre, Soho Mag est un magazine numérique dédié aux dernières actualités de la mode. Luxury Soho offre aux marques tout un arsenal technologique fait de live streaming, réalité augmentée (AR), technologie interractive 3D et solution de paiement intégré. Tmall et Taobao avaient en 2019 respectivement 8,4% et 52,6% de taux de pénétration sur le marché des applications de shopping selon Statista.
Sur Taobao, 299 millions d’utilisateurs actifs se réunissent chaque jour avec un panier moyen est de 30 dollars selon Companies filings.
Autre canal à destination de l’international, AliExpress se présente comme une marketplace mais ne vend rien en direct. Sa force réside dans la possibilité, offerte aux clients américains et européens, de passer des commandes de gros, auprès de fournisseurs chinois. Enfin Lazada s’occupe de tous les autres pays asiatiques, hors Chine.
Alibaba ne se contente pas du commerce online et développe aussi, à l’instar de sa chaîne de produits frais Hema, des points de vente physiques. A travers Tmall Supermart, Alibaba fut pionnier dans le magasin sans caisse, à la Amazon Go.
D’une activité exclusivement basée sur l’e-commerce, Alibaba s’est depuis considérablement diversifié dans la finance, le cloud, l’hospitality management ou encore dans les médias. L’e-commerce continue de générer 70% du chiffre d’affaires du groupe qui est devenu N°1 en Chine.
La patrie du Social commerce et du live streaming
“Eduquer, divertir, engager”, tels sont les 3 grands axes de Alibaba sur sa plateforme luxe et la fonction sous-tendue par son modèle de commerce online aux allures de parc à thème géant. Alibaba a attiré 846 millions d’acheteurs mobiles au mois de mars, soit 22% de plus par rapport à décembre 2019. Si son rival et modèle demeure Amazon, qui continue de passer pour son challenger, la concurrence s’intensifie du côté de ses compatriotes.
Ainsi, PinDuoDuo cible les acheteurs des petites villes tandis que JD.com, connu en Europe pour ses articles sportswear reste très fort dans l’électronique et est reconnu pour l’alimentation, plus gros contributeur de son chiffre d’affaires au premier semestre 2020.
En 2019, l’e-commerce en Chine a généré 723 milliards de dollars de ventes, ainsi que l’a rapporté la FEVAD dans ses chiffres clés de l’année. Soit, juste devant le marché américain. Au point que pour espérer percer sur ce territoire, il vaut mieux disposer d’un site e-commerce mais aussi de points de vente physiques.
Les marques de luxe occidentales s’appuient sur le commerce en ligne afin de toucher certaines régions reculées où sont concentrées 70% des classes moyennes sans avoir à ouvrir plusieurs boutiques dans chaque région.
Deux formats ont actuellement le vent en poupe en Chine : le social commerce et le live streaming.
Social Commerce : les réseaux sociaux, l’expérience shopping en plus
Le marché chinois a ceci de particulier qu’il fait la part belle à des plateformes e-commerce intégrées à ses réseaux sociaux (social commerce). Cela signifie qu’entre la découverte du produit et le paiement, le client n’a pas à être redirigé sur une autre plateforme. Son plus bel exemple demeure le polyvalent Wechat. Tour à tour, celui-ci devient moyen de paiement, plateforme de réservation en ligne ou encore site de rencontre. Au vue de son efficacité éprouvée, l’américain Facebook compte bien s’appuyer sur cette ergonomie si particulière avec sa fonction “check out” nouvellement introduite sur Instagram.
Contrairement en Europe, le social media est considéré comme un point de contact à part entière qui vient soutenir la stratégie e-commerce.
Lors du festival 618, qui a lieu durant le mois de juin, les géants du e-commerce chinois Alibaba et JD.com, qui s’appuient sur ces 2 formats ont généré pour 136 milliards de dollars de vente en 18 jours.
Le social commerce c’est l’idée d’une plateforme social media permettant de faire ses achats sur la même plateforme tout en permettant d’interagir avec la marque.
C’est là la force de PinDuoDuo 拼多多 et ses 570 millions d’utilisateurs mensuels, dont le slogan est “ensemble, plus d’économies, plus de plaisir.” Basée sur le modèle de Groupon, la plateforme social media, qui a généré 4,33 milliards de dollars de CA en 2019, permet de procéder à des achats groupés (squad shopping) pour réduire les coûts. A travers le nombre d’utilisateurs actifs journaliers, PDD a ainsi remplacé JD.com comme second fournisseur e-commerce en Chine. Des bonnes affaires sont régulièrement proposées via l’app Wechat, en revanche les produits alibaba sont interdits.
Aux yeux de son fondateur, Colin Huang Zheng, un ancien ingénieur de chez Google, le business model serait “une combinaison entre Costco et Disneyland. » C’est aussi la fonction de Douyin 抖音, le TikTok chinois, qui outre le partage de vidéos amusantes (karaoké ou playbacks chorégraphiés) possède une fonctionnalité e-commerce.
Mais comme le signale le CEO de la société marketing Many, Fabian Bern, au New York Times, la conception de l’application signifie que les produits qui se vendent le mieux sont avant tout des achats d’impulsion bon marché. Dans le même esprit de TikTok, citons Kuaishou (ou Kwai) 快手 – littéralement “la main furtive”) une autre plateforme de partage vidéo permettant, elle aussi, de promouvoir des produits en direct en visio. 50% du contenu vidéo provient ici du live contre 25% chez Douyin.
Live Streaming : Quand le frisson du direct sert l’engagement
Le nombre de sessions en live streaming ou live commerce, a dépassé les 4 millions au cours du premier trimestre, selon le ministère chinois du commerce. Contrairement à l’occident où le Live streaming se focalise actuellement sur le marché des jeux vidéos, en Chine il est intégré aux opérations commerciales.
Ce live streaming est une refonte du téléachat des années 1970 dont le modèle faisait encore fureur en 2017. Dans la mesure où seuls 3 produits étaient interdits à la vente (médicaments, cigarettes et sex toys), Les chinois avaient pour habitude de commander n’importe quel produit.
Le live streaming contemporain est question de produits filmés en direct, observable sous tous les angles et dynamisé entre 2 et 8 heures durant par un animateur professionnel, souvent blogger ou conseiller de vente. Celui-ci s’appuie sur plusieurs leviers pour accroître le sentiment d’urgence chez les acheteurs potentiels : des remises limitées dans le temps, un nombre limité de produits disponibles (rareté artificielle) et la possibilité d’interagir en direct par tirage au sort avec, à la clé, des cadeaux de grande valeur. Les spectateurs peuvent même soutenir l’animateur en achetant des produits virtuels, que ce dernier pourra échanger contre du cash. La Chine regorge ainsi de 900 plateformes de streaming et près de 10 millions d’animateurs actifs. Et les résultats sont stupéfiants : Tao Liang (Mr Bags) a ainsi vendu 80 sacs Givenchy en moins de 12 minutes sur WeChat, le retailer de chaussures Red DragonFly a diffusé le 8 mars, une séance en direct avec son fondateur Qian Jinbo qui a attiré plus de 435 300 personnes et a contribué à augmenter les ventes de ses magasins de 114 % par rapport à l’année précédente.
Une étude a ainsi démontré un taux d’engagement de 30%, supérieur à la moyenne des plateformes social media traditionnelles. Alibaba est tellement convaincu du modèle d’affaires du Live Streaming qu’il compte incuber 100 000 animateurs d’ici la fin de l’année.
Le Cabinet Bernstein estime que 140 milliards de dollars de marchandises pourraient être vendues en Chine cette année via le live streaming, soit plus du double du montant de l’année dernière. Ce modèle de commerce connecté capte tout particulièrement les jeunes générations, Gen Z en tête. D’après McKinsey, ces derniers dépensent 3600 dollars par an en produits de luxe, soit autant que leurs parents de la génération des années 1965-1970.
A l’instar de TikTok, le groupe Alibaba et les autres organisations chinoises, opérant de près ou de loin sur le sol américain, sont directement menacés par la crispation des liens diplomatiques avec les Etats-Unis. Un espoir d’apaisement toutefois, Walmart intéressé par le rapprochement avec TikTok aux côtés de Microsoft. Seul site e-commerce étranger d’une chaîne de supermarché présente sur le territoire, Walmart compte bien capitaliser sur l’accord afin de s’implanter plus durablement en Chine via les deux leviers d’acquisition que sont le social commerce et le live streaming.
- Avec 56,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2019, Alibaba s’impose comme le leader du e-commerce en Chine, juste devant PinDuoDuo, qui a depuis peu pris la place de JD.com.
- Jack Ma et son successeur Daniel Zhang ont bâti une entreprise BtoB aux prémices du e-commerce en Chine. Créant des rendez-vous annuels avec des invités prestigieux, des mascottes qui servent le merchandising ou encore des surnoms issus de l’imaginaire local avec le mouvement romanesque Wuxia, Alibaba est en droite lignée avec l'univers retailment de Disney.
- Les plateformes social commerce PinDuoDuo et Douyin (TikTok en Chine) s’avère efficaces pour des produits accessibles. En revanche, les marques de luxe doivent capitaliser sur les 2 corners luxe de la plateforme Tmall : Luxury Pavillion pour une experience e-commerce sur invitation et Luxury Soho pour le brand content.
- Le livestreaming présente un taux de conversion plus fort (30%) que les autres formats. Très orienté célébrités en Chine, il mêle frisson du direct, animation d’un talk show, rareté et durée limitée du drop streetwear. Signe de l’avenir du format, Bernstein prévoit 140 milliards de dollars de marchandises susceptibles d’être vendus en Chine cette année, tandis que Alibaba souhaite recruter 100 000 animateurs d’ici la fin de l’année.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.