Elles se nomment Glossier, Warby Parker, Everlane, Away, Le Slip Français ou Haus. Nées sur le digital, ces DNVBs – Digitally Native Vertical Brands – focalisent leur offre sur l’expérience client parfaite tandis que leurs dépenses servent une parfaite maîtrise des réseaux sociaux et du growth hacking. Plus que sur le produit en lui-même, elles ont apporté un vent de fraîcheur sur la distribution et le branding… il y a 10 ans déjà. Depuis le COVID est passé par là et il est devenu bien plus ardu d’émerger sur la toile, au point de fragiliser un modèle salué pour sa capacité à soulever des foules enthousiastes et volontaires. Pour conserver son aura de désirabilité et se faire connaître, l’avenir se jouera pour ces marques sur l’omnicanal.
Entre growth hacking et mission inspirante : la recette du succès du business model de la décennie
Venue des Etats-Unis, le modèle commença à essaimer vers 2009 avec des marques de mode durable comme Reformation ou Everlane (2010) avant de voir déferler une grande vague de marques disruptives dans l’optique avec Warby Parker (2011), dans la beauté avec Glossier (2013) ou dans la literie avec Casper (2014).
La DNVB, ou Digitally Native Vertical Brand est une marque pensée dès sa création avec le digital, maîtrisant des compétences tech pointues et jouant avec les codes du web (mélange d’instantanéité et de proximité). Selon les prévisions de eMarketer, les ventes des entreprises DNVB devait représenter près de 18 milliards de dollars en 2020, soit un bond de 24 % par rapport à l’année précédente.
Son caractère natif fait qu’elle est plus agile qu’un grand groupe ou une marque établie pour monter en puissance dans le e-commerce et le social media. Mais surtout, ici point de poids de l’histoire qui pèserait sur son organisation ou ses processus décisionnels.
Andy Dunn, cofondateur de la marque de jeans Bonobos fondée en 2007, est le premier à théoriser avec Brian Spaly le concept en 2016. Souvent mono-produit ou spécialisé sur un marché de niche, la DNVB s’érige en solution face à un problème mal-adressé voir non-adressé. Ce phénomène tient du fait que, de 1923 à 1983, une dizaine de marques de grande consommation (de type FMCG) occupaient des positions monopolistiques aux Etats-Unis. Une faible concurrence qui n’incitait guère les industriels à optimiser leurs moyens de production ou de distribution.
La DNVB est surtout connue pour ses faibles dépenses dans le marketing et la communication. Initialement elle n’était présente que sur internet et, forte d’une présence active sur les réseaux sociaux et d’un content marketing différenciant, parvenait à entretenir un fort sentiment d’appartenance au sein de sa fanbase. Une communauté loyale et engagée prête à se mobiliser et à défendre l’entreprise contre ses détracteurs ou les géants du système. Si la DNVB parvient à cet exploit, c’est qu’elle brandit une mission aspirationnelle très forte avec une promesse d’impact vertueux à l’échelle de la société. C’est ainsi la marque de lunettes Warby Parker qui transforme l’acte d’achat en un geste militant et caritatif avec sa formule “buy a pair give a pair”. Une stratégie RSE avant l’heure, en somme. Everlane, le chantre de la mode sustainable à destination des millennials centrait ses contenus et sa mission autour de la transparence sur la provenance et le coûts des matières premières. Son ennemi, n’était autre que l’opacité des réseaux logistiques complexes et les stratégies de pricing irrationnels pratiquées par la filière.
Mais qu’on se le dise, les DNVBs des années 2010 n’ont pas vraiment innové quant au produit, sinon sur le design. En revanche, elles ont innové sur le mode de distribution – DTC ou Direct-to-consumer – et surtout en permettant la livraison à domicile. En limitant le nombre d’intermédiaires et en maîtrisant la chaîne de valeur de bout en bout, la DNVB était en mesure de proposer des tarifs plus attractifs. La stratégie de pricing a néanmoins ceci de particulier de proposer, au nom d’une expérience client sans égal, des prix plus importants qu’en wholesale mais plus accessible que dans le retail.
On observe néanmoins un changement avec la dernière génération de DNVB comme le spécialiste de l’apéritif Haus. Si la transparence reste de mise, l’innovation tient à la composition du produit pour cette jeune pousse datant de 2019. Avec des ingrédients 100% naturels de la ferme à la bouteille, la marque permet aux millennials, pour qui le rituel de l’apéro et de l’afterwork est primordial de consommer des boissons originales à faible indice alcoolémique.
Le modèle ne tarda pas à être vu comme une arme de séduction massive à destination des jeunes générations, millennials en tête – demographics nés entre 1981 et 1995 – et un remède face à l’anxiété générée par la crise financière de 2008. La DNVB avait aussi des codes visuels réconfortants, un temps différenciant avant d’être reproduits jusqu’à l’excès : blanding, logo sans serif, formes toutes en rondeurs et couleurs pastels.
L’engagement et le contexte d’hypercroissance que connaissaient ces DNVBs a attiré de nombreux grands groupes, désireux de rajeunir leur image et de s’associer davantage à des valeurs comme l’innovation, la transparence, l’éthique et l’authenticité. En 2016, Unilever a par exemple racheté Dollar Shave Club pour un milliard de dollars, tandis que Nestlé a déboursé plus de 500 millions de dollars pour obtenir 68 % du capital de la chaîne américaine de café Blue Bottle Coffee en 2017. De son côté, pour moderniser son feed instagram, Estée Lauder s’est inspiré du game-changer de la beauté, Glossier.
RSE défaillante, COVID et grandes désillusions
Un acte fondateur inspirant, un marché sous-estimé ou mal-adressé, une mission sociétale qui transcende le seul produit, un partage inter-communauté… Mais le modèle DNVBs a commencé à s’emballer.
Pour bon nombre d’entre elles, la course à l’hypercroissance s’est engagée au mépris du profit, au point de fragiliser leur structure économique. Une vulnérabilité qui s’est confirmée avec la crise du COVID. Car si les marques DNVBs ont pu bénéficier des avantages d’un circuit court – et ainsi éviter les perturbations de chaînes logistiques globalisées qu’ont pu rencontré beaucoup de marques – la plupart n’avait pas de quoi encaisser le choc systémique consécutif de la pandémie.
Ainsi, des marques comme Rothy’s, Away, Everlane, Thirdlove ou encore le spécialiste de la location mode & luxe Rent The Runway ont été contraintes de licencier ou de donner congé à leurs employés face à la crise sanitaire. Everlane, par exemple, a fait état d’une baisse de 25 % des ventes en ligne assortie de l’évaporation de ses ventes retail, tandis que les revenus d’Away ont diminué de 90 %. Or, si tailler dans le budget marketing ou les effectifs s’avère une solution d’ultime recours pour préserver la trésorerie, elle est annonce un contretemps inévitable lorsque l’ activité reprendra.
Dans la famille DNVBs, Allbirds fait figure d’exception : rentable, l’entreprise s’est aussi refusée à licencier le moindre de ses 400 employés. Pour sécuriser sa trésorerie, la marque de sneakers durable – qui a inspiré Veja en termes de circularité – a préféré re-négocier ses baux commerciaux et revoir à la baisse ses budgets marketing. De son côté, Haus qui a connu une croissance de +500% en 2020, s’efforce de maintenir des marges élevées et des coûts d’acquisition de clients faibles en possédant ses propres sites de production. De plus elle fait très attention aux dépenses publicitaires sur le digital et limite les investissements extérieurs, en les augmentant seulement quand elle le veut, pas quand elle en a besoin.
En France, les six startups pionnières des DNVB, Bergamotte, Jimmy Fairly, Oh My Cream, Le Slip Français, Tediber et Tip Toe se sont regroupées au sein de France DNVB, l’association des DNVB françaises. De son côté, Le Slip Français a adopté une politique volontariste en pleine pandémie facilitant la mise en relation entre retailers et artisans et créant des documents en open-source pour faciliter la reconversion momentanée des appareils de production vers de l’équipement médical.
Obnubilées par l’expérience utilisateur sur leur site et focalisées sur le client, ces entreprises en ont oublié les piliers de leurs mini-empires : leurs collaborateurs. Une série de scandales au sein des marques Away, Everlane ou encore Thirdlove ont révélé une RSE quasi-inexistante avec des conditions de travail stressantes et des heures interminables, à milles lieues de l’image vertueuse projetée.
Il faut dire que la promesse des DNVBs, (trop) ambitieuse et exigeante, peut entraîner un violent backlash – retour de bâton – de la part des salariés si l’expérience de réalité s’avère désastreuse. Sauf qu’à l’ère de la cancel culture et du “name and shame”, ce genre d’écart ne peut plus passer inaperçu. Il est même assimilé à une trahison du pacte de confiance. De quoi saborder l’image de l’entreprise et du même coup sa marque employeur.
Enfin, ce qui permettait autrefois une scalabilité rapide et assurée n’est plus possible sur le seul canal digital. Le coût d’acquisition allant croissant sur les réseaux sociaux et les internautes pour un résultat de moins en moins certain pour les acteurs de ces DNVBs à ce qui était impensable dix ans plus tôt : revenir dans la réalité de leurs clients, par l’ouverture de points de vente retail. Devant cette difficulté à émerger via la publicité en ligne, certaines marques ont innové. La marque de streetwear Madhappy, prisée de la génération Z et de ses homologues CARLYs grâce à une culture portée sur la chromatothérapie, s’est rabattu sur des fêtes de quartier et des évènements en accès libre sur la santé mentale. De son côté, la marque de joaillerie AUrate, fondée en 2015, s’est concentrée sur de petits défilés en présentiel pour ces clients les plus intéressées par son produit. Grâce à cela seuls 30% de ses clients proviennent d’actions marketing payantes.
Omnicanal toute ou l’avènement des ONVB
Le modèle DNVB a pu perdurer grâce à des fonds de capital risques abondants, une faible concurrence et surtout un arbitrage publicitaire où les coûts social media étaient relativement faibles.
De facto, il était jusqu’ici relativement facile et rapide d’émerger sur la toile et à moindre coût. Mais voilà que “l’élève a surpassé le maître” : admiratives de l’engagement volontaire suscité par ces jeunes pousses, les grands groupes se sont mis à s’inspirer de leurs tons, de leurs univers visuels, à parler d’inspirations et de mission, mais surtout à maîtriser les stratégies de visibilité et de notoriété sur les réseaux sociaux. Sauf que la force de frappe financière des grandes entreprises est telle, qu’il faut pouvoir surenchérir pour surnager dans un espace virtuel saturé. La concurrence renforcée a eu pour effet de tirer les prix des posts sponsorisés vers le haut.
Les DNVBs ont compris que le social media marketing, à l’instar de l’influence marketing, peut surtout aider à capter les 100 000 premiers meilleurs clients.
Devant ce plafond de verre, les marques comprennent qu’il vaut mieux assurer en plus de leur stratégie digitale une présence physique et donc développer leur point de vente retail, que ce soit via des pop up stores, des partenariats avec des retailers ou en investissant dans des boutiques ou showrooms. Voici venu l’ère des ONVB – Omnicanal Native Vertical Brands – des jeunes pousses pour qui l’omnicanal est présent dès les prémices de la marque. Certains experts parlent des ONVB comme d’une maturation du modèle DNVB.
Le modèle reprend les piliers de bases : focalisation sur l’expérience client, lancement mono produit, quantité maîtrisée, positionnement de marque engagée, transparente et proche de l’audience, content marketing documenté et décalé sur les réseaux sociaux et co-création. Une différence de taille : la barrière à l’entrée d’une ONVB est beaucoup plus élevée. La marque doit être plus forte : son storytelling doit survivre à la vente directe tandis qu’elle doit développer ses compétences dans le domaine du retail que ce soit pour gérer le réseau de ses propres points de vente ou de revendeurs. De plus l’ONVB demande plus de temps : alors qu’une DNVB pouvait être opérationnelle en 6 mois, son évolution nécessite entre 2 à 3 ans.
Ceci étant, de nouveaux points de distribution alternatifs voient le jour. Showfields, Bulletin, Story et Neighborhood Goods proposent de regrouper les concepts de DNVB sous un même toit sans nécessiter d’engagements de bails à long terme ni de constructions coûteuses. Fondée en 2018, Neighborhood Goods réinvente le grand magasin à la lumière de la smart data. Ici les marques peuvent avoir accès à un tableau de bord, permettant de piloter ses ventes et ses stocks en temps réel comme sur le net. Comme le déclare Laurence Faguer, ces espaces retail-as-a-service visent à servir l’ambition première d’une DNVB “Discovery and learn” plutôt que “Discovery and buy”. Plus tôt cette année, ce concept, compilant la logistique d’un grand magasin et la curation rigoureuse des produits et des marques d’un concept-store a vu le jour à Toulouse. Marquette – c’est son son nom – propose un joyeux melting pot de produits issus de marques fraîches comme Blissim (ex-Birchbox France), Faguo ou encore Les Miraculeux.
Mais déjà des experts évoquent l’omniscience du géant du e-commerce Amazon comme un passage obligé vers davantage de visibilité et de clients, au point de sonner l’avènement prochain des ANVB (Amazon Native Vertical Brands). Des allégations qui prennent appui sur le concept des private labels développé par la firme de Jeff Bezos. Oui mais voilà, pas sûr que le rêve disruptif et sociétal des DNVBs ne survive au sein d’un écosystème siloté et vilipendé, au même titre que la fast fashion, par un nombre croissant de consommateurs, pour ses pratiques RSE discutables.
En 10 ans, le business model du DNVB n’a généré aucun leader dans une catégorie de produit donnée. Aux yeux de Daniel Gulati, directeur général de Comcast Ventures, qui a investi dans Away, DVNB liée au voyage et dans la start-up de produits de nettoyage Blueland, les consommateurs voudront acheter auprès d’entreprises qui résolvent les problèmes et innovent réellement sur les produits eux-mêmes – et plus seulement sur le système de livraison.
- Apparus il y a dix ans et théorisés en 2016 par le CEO de la marque de mode Bonobos, Andy Dunn, les DNVBs - Digitally Native Vertical Brands - sont sans conteste le business model à succès de la décennie. Ces marques à l’identité forte et sans concession maîtrisent parfaitement les codes du web et plus particulièrement sont expertes du growth hacking. Elles n’ont ainsi pas leur pareil pour accroître leur visibilité et leur notoriété à moindre coût sur les réseaux sociaux.
- La principale innovation quant à leur offre - en général mono produit ou opérant sur un marché de niche mal adressé - repose davantage sur la livraison à domicile que sur la R&D.
- Pris de court par la montée en puissance des géants du système sur les réseaux sociaux, le coût d’acquisition client flambe tandis que la portée s’érode. Client-centric et donnant à voir une mission inspirante à visée sociétale, les DNVBs sont rarement rentables - à l’exception de Allbirds dès ses débuts - tandis que la politique RSE en interne diffère souvent de la promesse de marque.
- Pour revenir au plus près des clients et contourner la crise du reach faisant rage sur les réseaux sociaux, les DNVBs reprennent le chemin des boutiques retail, modèle qu’elles critiquaient à leurs débuts. Les experts voyant ainsi une mutation salutaire du modèle vers une structure ONVB - Omnicanal Native donc. Quand d’autres voient dans la part de marché grandissante du géant du e-commerce Amazon la nécessité de disposer d’une faculté ANVB.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.