Momentanément freiné dans sa croissance effrénée, le secteur du luxe est loin d’être le seul secteur des industries créatives à ressentir les effets du confinement sur ses ventes.
L’industrie de la mode, générant 2,5 trilliards de dollars chaque année, pâtit, tout comme l’industrie de la beauté de la fermeture prématurée de ses points de vente retail, à ceci près que 80% des transactions de la profession s’opèrent toujours en boutique.
Déjà éprouvée et critiquée pré-COVID pour son caractère frivole et non écologique, l’industrie de la mode va devoir redoubler d’effort pour se réinventer. Quant au retour de la croissance, il dépendra de nombreux facteurs. Voici plusieurs scénarios crédibles.
Saison blanche sur cygne noir pour la mode
Difficilement prévisible, la crise pandémique avec ses effets collatéraux sur ses approvisionnements (matières premières comme produits finis) a constitué, à l’instar de nombreux autres secteurs, un cygne noir pour l’ensemble de la profession.
Une Supply chain interconnectée et globalisée, pivot et talon d’achille du secteur
D’après l’étude State of Fashion du magazine Business Of Fashion, les revenus du secteur de la mode devraient subir une contraction de l’ordre de 27 à 30%, du jamais vu depuis la Seconde Guerre Mondiale. Avec les risques systémiques découlant d’un cygne noir comme le COVID-19, c’est l’ensemble de la distribution et des approvisionnement de la planète mode qui a été durablement bouleversé, rendant les stratégies de 2020 caduques et confrontant retailers et distributeurs à des problématiques de stockage inédites.
Le rapport BOF-McKinsey rappelle que Pré-COVID, le secteur était déjà en alerte, et ce toute région et positionnement confondu. Or, par son apparence frivole et son caractère non prioritaire, la mode est souvent la grande perdante des arbitrage budgétaires en temps de crise. Ainsi le rapport McKinsey & Company COVID-19 Consumer Pulse Survey révèle que 56% des américains sondés ont l’intention d’opérer une coupe budgétaire quand 48% voient l’incertitude économique comme un élément dissuasif.
A titre de comparaison, après les phase de sidération et l’épreuve, la reprise de la consommation a toujours été graduelle. L’économie a ainsi mis 6 mois à redémarrer à la suite de l’épidémie de SRAS, 1 an et demi suite aux attentats du 11 septembre 2001 et 2 ans suite à la crise financière de 2008.
Concept originaire du monde de la finance et inventé par le mathématicien et ancien trader Nassim Nicholas Taleb, un cygne noir est un événement revêtant 3 caractéristiques : il est rétrospectivement prévisible, a un impact dévastateur mais surtout reste suffisamment rare pour être peu probable. On peut citer en la matière les attentats du 11 septembre, la crise des subprimes de 2007 ou bien encore la canicule de 2003.
Avec des cycles de mode toujours plus courts et une demande de moins en moins prévisible, la supply chain constitue le pivot central des marques de mode et du luxe. Or, une étude du Cabinet Kyu Associé de décembre 2019 avait mis en lumière que le risque sanitaire était particulièrement sous-estimé par les directions supply chain. Celui-ci était ainsi en dernière position des risques prévisibles graves, derrière les catastrophes naturelles, les problématiques de qualité ou de cybersécurité.
Or, comme le relevait à Fashion Network en octobre dernier, Flavio Sciuccati, Senior Partner auprès de l’Institut de recherche The European House Ambrosetti, le secteur de la mode est soumis à 4 pressions logistiques : la multiplication des projets spéciaux (collaborations, collections capsules) ; l’accroissement des fréquences de lancement de produits et des collections ; l’imprévisibilité des volumes et l’obsolescence des systèmes SI.
Impacts du COVID et variables pour une reprise graduelle de la sphère mode
L’impact, qui s’annonce disproportionné au regard d’une industrie fabriquant des produits non-essentiels, dépendra de la vitesse et de l’efficacité des mesures de confinement.
En cas de fermeture des boutiques pour une durée de 2 mois, le cabinet de consulting McKinsey estime que 80% des entreprises de mode cotées en bourse en Europe et aux Etats-Unis pourraient connaître de grandes difficultés financières. Ce qui mettrait en faillite de nombreuses entreprises dans les 12-18 mois prochains. A ces variables de durée et de vitesse de propagation du virus s’ajoutent le système de santé, les ressources financières et l’immédiateté de la réponse de chaque Etat.
Aux yeux de Business Of Fashion et McKinsey, les pays “où le grain de sable a commencé à être maîtrisée” comme la Chine et la Corée du Sud devraient connaître une reprise rapide, sous réserve qu’il n’y ait pas de seconde vague. Attention toutefois, malgré la réouverture de 90% des réseaux de boutiques et Chine et quelques signes éparses d’achats de compensation (Revenge Buying) les experts estiment qu’il ne faut pas s’attendre à un retour à la normale : les ventes actuelles restent à 50-60% en dessous des niveaux pré-COVID.
Les pays en développement seront tout particulièrement touchés en particulier les pays manufacturiers à bas coût comme le Bangladesh, l’Inde, le Cambodge, le Honduras et l’Ethiopie. Les pays les plus affectés par la fermeture de leurs sites de production comme l’Inde et l’Indonésie ainsi que les pays en détresse économique avant COVID comme le Venezuela et le Nigeria devraient connaître une reprise plus lente.
En Europe, le taux de retour de la confiance dépendra de la vitesse et de l’efficacité de l’aide du gouvernement ainsi que de l’impact plus ou moins sévère sur le pays.
En France, 3 scénarios sont envisagés par l’Institut français de la mode (IFM) :
- Back in a flash : Un retour à un niveau de ventes pré-COVID dès le 2nd trimestre
Cette hypothèse repose sur le cas d’un redressement assez rapide du secteur. Dans ce cas le secteur ne connaîtrait une chute “que” de 17%. Un tel scénario impliquerait que la crise n’ait pas vraiment modifié l’attrait de la clientèle pour la slow-fashion et que la tentation du revenge buying, tendance d’achat de compensation suivant une longue privation, observée en Chine mais de manière non uniforme, soit légion.
- L’embellie après la catharsis du consommateur
Il s’agit ici d’un retour à la consommation de produits de mode progressif, le temps de se remettre d’un tel traumatisme. Le retrait ne serait alors de de 5% en valeur par rapport au second semestre 2019, ce qui entraînerait un repli global sur l’année de 20%. Ce cas de figure apparaît comme le plus réaliste aux yeux de l’IFM.
- La nouvelle voie ou la prise de conscience rupturiste
Dans ce scénario le plus pessimiste il s’agirait d’une chute de 25%. Cela se traduirait par une consommation au second semestre 2020 en forte baisse par rapport au second semestre 2019 (-10 %). Ce qui veut dire que la clientèle de produit mode adopterait vraiment le crédo “Less Is More”, autrement dit “consommer moins mais mieux” (à savoir, local, durable…).
L’Échangeur BNP Paribas Personal Finance et l’Observatoire Cetelem ont établi, de leur côté, 4 scénarios d’après COVID en fonction de 2 variables : l’implication du consommateur (engagement autonome ou accompagné) et les acteurs en présence (Écosystème ou oligopole/monopole). Ces 4 scénarios obéissent à 4 modèles de gouvernance : Ascension des marques stars, Triomphe du local, Vies sous contrôle et sous surveillance, Victoire des intérêts collectifs.
Jeu, Reset et Match pour les marques de mode via la fin de la saisonnalité ?
Le défilé de mode : un modèle de production et de distribution en quête de sens
Avec la fashion week de juin annulée voire reportée, ce sont près de 3 milliards de dollars de commandes en valeur qui ont été annulées. Or, ce concept de présentation des collections, né à Paris au milieu des années 1880 avec Charles Frédéric Worth, outil commercial globalisé dans les années 80 devenue simple plateforme instagrammable pour toucher une audience de plus en plus large est désormais remise en cause.
Dès 2015, la CFDA avait mené une réflexion sur le nombre trop important de shows. De son côté le designer Tom Ford, qui n’était pas encore président du CFDA avait fustigé en 2016 le décalage entre la présentation des collections et leur distribution : “Dans un monde qui est devenu instantané, le simple fait de montrer une collection 4 mois avant sa distribution est une antiquité qui ne fait plus sens.” La même année, des marques comme Burberry, Tommy Hilfiger et Tom Ford ont lancé le concept du “see now, by now” pour la commercialisation de leurs silhouettes défilé. Autrement dit, des modèles disponibles à la vente 24 heures après leur présentation en défilé. Un modèle répondant aux exigences d’instantanéité de jeunes générations hyper-connectées mais incitant à la surconsommation. De plus, d’après Launchmetrics, le ROI n’arriverait pas à la hauteur des investissements engagés pour proposer des shows toujours plus grandioses et instagrammables.
Fait rare pour être souligné, dans une déclaration conjointe les organismes de commerce de la mode américaine et britannique, le CFDA et le BFC, ont exhorté les professionnels à ne pas faire plus de 2 collections par an, de mettre un terme au concept des pré-collections et de retourner en showroom pour présenter les collections.
Crise et éveil consommateur : la difficile mais pas impossible prédiction des ventes
En confinement, le consommateur a eu le temps de s’occuper de son habitat, de ranger et surtout de trier sa garde-robe. Trier, alors même que les armoires sont pour la plupart pleines à craquer de produits issus de la fast fashion. De là à ce que la crise génère un changement dans le comportement des consommateurs, il n’y a qu’un pas. C’est d’ailleurs, une probabilité que n’écarte pas l’IFM dans son rapport spécial COVID.
La mode reste un reflet des moeurs et des circonstances économiques : soit elle incarne un pragmatisme de rigueur (crise des subprimes de 2007) soit elle choisit de prendre le contrepied de la période et devient l’échappatoire d’une réalité morose (Années Folles suite au traumatisme de la première guerre mondiale, émergence du disco suite au choc pétrolier de 1972…). A titre d’exemple la crise des subprimes de 2008 a engendré une perte de confiance envers les institutions (bancaires, financières et gouvernementales) et autres tiers de confiance. Cela a donné naissance au phénomène de l’ubérisation et à la volonté des marques de proposer des services et des produits transparents pour un consommateur “on a budget”. Le marché de l’occasion et l’économie circulaire ont alors émergé. L’entreprise de location de produits de mode et luxe Rent The Runway, qui se revendique comme une entreprise data et logistique, est née à cette période, de même que le DNVB, champion de la mode durable Everlane. Ron Frasch, ancien Chief Merchandising Officer chez Saks Fifth Avenue qui s’était entretenu avec Vox avait constaté à cette période un repli du logo où “soudainement il était devenu inconvenant de paraître riche”. La crise a aussi engendré une vague de silhouettes minimalistes et normcore qui préfigurait la déferlante streetwear dans le sillage de marques comme Vêtements, COS ou encore avec la direction artistique de Phoebe Philo à la tête de la maison Céline jusqu’en 2015. 2015 marqua un tournant dans la mode contemporaine avec l’arrivée du style maximaliste d’Alessandro Michele chez Gucci, contrastant avec une scène internationale touchée par le terrorisme. Un style exubérant qui a généré un chiffre d’affaire astronomique record pour la maison de luxe italienne en 2019.
Comme le signale Business of Fashion dans son rapport State of Fashion, les thématiques déjà présentes l’année dernière, à savoir, la transparence radicale et la sustainability-first, pourraient s’en trouver renforcés du fait d’une préoccupation plus prégnante des consommateurs vis-à-vis des normes d’hygiène et de sécurité. Par ailleurs, le contexte sanitaire a engendré une accélération de la transformation numérique, du retail de saison, d’une conception de collection non saisonnière et le déclin du wholesale.
S’il est sans doute trop tôt pour qualifier, à l’instar de la prospectiviste Li Edelkoort, le confinement « d’état de grâce extraordinaire” pour le secteur, en ce qu’il force l’industrie de la mode à repenser son modèle de distribution et à ralentir la cadence, il ne fait aucun doute qu’une expérience pareille laissera des traces dans les comportements de consommation. Dans l’immédiat, on peut raisonnablement penser que le distanciel prendra le pas sur la visite en boutique et que l’essayage sera un temps délaissé de l’expérience shopping. Ce qui amène à un point capital : il est vital que le secteur embrasse le digital et la technologie.
- Tabler sur une contraction des ventes mondiales de produits de mode de l’ordre de 27% à 30% selon le rapport State of Fashion édition COVID de Business Of Fashion et McKinsey. Quoi qu’il advienne la secousse sera violente : les entreprises faibles ou en difficulté pré-covid seront fragilisés tandis que les fortes s’en trouveront enhardies, d’où des consolidation en perspective (cession comme acquisitions)
- Se préparer à une reprise graduelle des activités : rapide en Asie (en particulier Chine et Corée du sud), lente et très localisée dans les pays occidentaux, lente et incertaine dans les pays émergents, en particulier dans les hubs de production à bas-coût. La préservation des gisements de croissance en Inde et en Indonésie dépendra de la maîtrise plus ou moins effective de la propagation du virus.
- Anticiper sur les changements de comportements de consommation de produits de mode et capitaliser sur le “dividende du bien-être” qui se traduit par l’attention redoublée du consommateur pour la sécurité, la santé et le bien-être. Dans le même temps les dépenses comme comme la demande devrait chuter. 56% des américains sondés dans ont ainsi l’intention d’opérer une coupe dans leurs budget
- Réinventer la chaîne de valeur sourcing en misant sur le “nearshoring” (réévaluation de l’empreinte géographique, magasin et croissance tout en recherchant des espaces blancs émergents). L’idée est d’adopter la transparence et la proximité d’un DNVB mindset, en adoptant les bonnes pratiques (digital native, service e-commerce, esprit de communauté, data et growth hacking) et en rejetant les mauvaises (trop client-centric au détriment de leurs employés...)
- Redoubler d’effort pour offrir une expérience shopping “with a conscience”en modernisant et en ralentissant le modèle des défilés de mode. L’idée est de se limiter à 2 collections par an (à l’instar d’Alessandro Michele chez Gucci en finir avec les collections croisière, pre-fall…), de présenter les collections en showroom à un public exclusivement professionnel et d’étendre la couverture de l’évènement via le live streaming.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.