La crise du COVID a mis à mal la visibilité temps réel des flux de marchandises et des matières premières. Afin d’insuffler une plus grande transparence dans ses réseaux logistiques et renouer avec la confiance de leur clientèle quant à la provenance de leurs produits et à la proactivité de leurs engagements, les marques de luxe se tournent vers la blockchain.
Ce système de certification décentralisée, à la fois transférable, infalsifiable et immuable, est à même de lutter plus efficacement contre les contrefaçons de marques et les revendeurs non officiels qui pullulent sur les plateformes de vente en ligne spécialisée dans la seconde main et dont l’engouement va croissant.
La blockchain : un registre distribué garant de l’intégrité de la donnée
La blockchain (ou chaîne de blocs) est une technologie de stockage et d’échange de données décentralisées, dérivant de l’univers des cryptomonnaies et de sa devise star, Bitcoin. Ces données sont alors réparties sur différents postes informatiques, appelés « nœuds de réseau”, sans qu’aucun organe central de contrôle (banques, institutions…), ne puisse interfèrer.
Ce “grand livre de compte ouvert et accessible à tous”, selon l’allégorie qu’en donne le mathématicien et informaticien Jean-Paul Delahaye, présente toutefois une spécificité. Il est possible d’y inscrire une information, de la compléter – un peu à la manière d’un amendement législatif à l’américaine – mais en aucun cas d’effacer ou de modifier ladite information. La technologie permet l’horodatage de toute information : il est ainsi possible de remonter l’ensemble de l’historique des transactions. La blockchain permet ainsi de constater l’intégrité de l’information inscrite sur la blockchain : toute tentative de falsification de l’information peut être rapidement repérée et son auteur confondu.
Mais n’allez pas croire que ces données sont à la vue de tous : elles sont cryptées, de sorte que le seul moyen d’en révéler l’information est de disposer de la clef publique ainsi que de la clé privée de son auteur. Avant d’être chainé aux autres blocs, chaque bloc contenant des informations est passé au crible par les acteurs certificateurs, les “mineurs” qui sont chargés, moyennant rémunération, de le valider. La sécurisation du registre distribué provient du fait que seul le premier mineur qui y parvient voit son action récompensée en crypto-monnaie.
Cet horodatage de l’information intéressent ainsi au plus haut point les marques de luxe, désireuse de garantir à leur client l’authenticité du produit et une expérience client répondant aux standards d’excellence de la maison.
Une technologie d’authentification du produit de luxe tout circuit confondu
Cette technologie, par essence libertarienne, née dans l’univers de la finance, en réaction à la crise de confiance consécutive à la crise des Subprimes, a vu depuis ses cas d’usage se diversifier. Parmi eux, figure la supply chain ou comment insuffler davantage de transparence sur les chaînes d’approvisionnement complexes pour mieux sécuriser l’achat et l’expérience luxe. En cela la blockchain marque le passage d’un storytelling basé sur des données intangibles comme l’émotion et l’imaginaire vers le “story proving” où il s’agit de démontrer la véracité de son propos. Avec la pression des clients et de la société, les marques de luxe doivent joindre l’acte à la parole et le faire savoir.
Les marques sont désormais contraintes de transformer leur business model afin qu’il soit davantage customer-centric, digital et durable, d’après le cabinet Bain & Co. L’enjeu est de bâtir une marque résiliente, capable d’entretenir la confiance afin de mieux fidéliser une clientèle réputée particulièrement exigeante.
Cette quête de confiance et de transparence inhérente à la la technologie blockchain anime désormais le secteur du luxe. Au point de s’en inspirer mutuellement. Signe de cette émulation nouvelle, l’arrivée de Ian Rogers au poste de Chief Experience Officer au sein de Ledger, fleuron français de l’écosystème blockchain et membre du Next40. Cette startup fintech commercialise des portefeuilles numériques – digital wallets – permettant de sécuriser le transfert et le stockage de crypto-monnaies. Ex-Chief Digital Officer (CDO) auprès de LVMH – notamment derrière le lancement de la plateforme e-commerce 24 Sèvres du Bon Marché – ainsi qu’ex-Directeur de Apple Music, Ian Rogers sera chargé de l’activité B2C de l’entreprise (produit, marketing, ventes) et, à ce titre, de contribuer à une meilleure compréhension et infusion de la technologie. Du côté du luxe, la blockchain reste un outil pour sécuriser le produit et sanctuariser la relation client.
Car l’enjeu premier des marques de luxe est de lutter contre le fléau de la contrefaçon et bâtir un brand equity résilient où l’image, la qualité du produit et l’expérience client sont contrôlés de bout en bout. Cette contrefaçon qui devient de plus en plus sophistiquée, fait perdre près de 60 milliards d’euros aux fabricants européens opérant dans 11 secteurs, dont le luxe.
Selon l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) ces secteurs perdraient 7,4% de leurs ventes directes à cause de la contrefaçon. La France, qui abrite les fleurons du luxe comme LVMH, Kering, L’Oréal, Chanel ou encore Hermès, perdrait 7 milliards d’euros, soit 6% de ses ventes directes. En volume, les produits les plus concernés sont les articles de mode et accessoires mais, plus préoccupant, les produits parfums et cosmétiques sont en forte augmentation. Ces produits contrefaits proviennent pour l’essentiel de Chine mais aussi de Turquie, des Emirats, de l’Inde et du Maroc.
Les contrefaçons portent préjudice aux marques en termes de ventes, d’image mais aussi, moins connu, en terme social. Ce sont ainsi 468.000 emplois qui disparaissent à l’échelle de l’Union Européenne. Sans oublier, bien sûr, le risque sanitaire que fait porté le défaut de qualité du produit.
L’UNIFAB attire l’attention sur le fait que ces contrefaçons pullulent sur une part grandissante de sites e-commerce. Avec les nouveaux usages frugaux et la lutte contre le gaspillage, la clientèle du luxe se tourne de plus en plus vers la seconde main pour acheter à moindre frais des produits de qualité usagés. Le marché, estimé à 16 milliards d’euros dans le monde, attire maintes convoitises et pas que des revendeurs bien intentionnés. Une étude menée en juin 2018 par l’IFOP pour l’Union des fabricants rapportait que 37% des français avaient déjà acheté un produit contrefait sans le savoir.
Pire, selon une étude Ghostdata de 2019 citée par Vox, 20% des posts Instagram, prescripteurs d’achats et de tendances, afficheraient des produits contrefaits. Pour enrayer le risque, les plateformes spécialisées, à la Vestiaire Collective, disposent de toute une armada d’experts chargés d’inspecter chaque pièces confiées afin d’en attester l’authenticité. Une démarche d’authentification manuelle chronophage et pas exempte d’un risque d’erreur, l’analyse se basant sur l’expérience et la connaissance du professionnel certificateur.
L’une des premières applications blockchain dans le luxe fut à l’initiative du britannique Everledger en 2015 afin de tracer la chaîne d’approvisionnement des diamants. L’engouement pour la blockchain dans le luxe a pris une autre dimension avec le groupe LVMH en 2019. Avec le soutien de Microsoft et du cabinet de conseil ConsenSys, le groupe de luxe français a annoncé le lancement de sa blockchain Aura. Fonctionnant sous protocole Quorum, l’initiative annonçait alors vouloir, dans un premier temps, renforcer la traçabilité des produits Louis Vuitton et des parfums Christian Dior du site de production à la boutique. Ce programme destiné à être commercialisé sous marque blanche permettra, selon les dires du cabinet de conseil spécialisé dans la transformation blockchain, d’enregistrer le produit dès sa conception “de manière non reproductible et sécurisée”. Trois choix d’utilisation s’offriront pour les marques intéressées : le suivi des approvisionnements en matières premières, la fourniture de services sur mesure ou la fidélisation des clients. Cet intérêt soudain pour la technologie décentralisée, alors que la filière misait jusqu’ici sur des puces RFID, n’a pas tardé à faire des émules dans la filière.
Arianee a fait de l’identification et de l’authentification des produits de luxe via la blockchain son cheval de bataille. Évocation de la princesse antique qui, à l’aide de son fil, aida Thésée à sortir vivant du labyrinthe où était enfermé le minotaure, Arianee est un consortium et non une entreprise qui souhaite accélérer la démocratisation de la technologie au plus grand nombre d’acteurs de la filière. Souhaitant bâtir “un standard de l’identité numérique pour tous les biens de valeur”, elle met à disposition les codes de son protocole maison, prénommé Aria. Celui-ci est capable de délivrer un certificat d’authenticité à destination des marques. Avec ce certificat, les problématiques liées au transfert de propriété comme à la revente sur le marché secondaire sont de l’histoire ancienne. Sans compter que tout transfert de propriété permet de renouer le contact automatiquement avec la marque concernée. De quoi permettre à la marque de personnaliser la phase de reprise du produit.
L’horloger Ulysse Nardin (Kering) est la première marque de luxe à certifier l’ensemble de ses collections au moyen de la blockchain publique, en l’occurrence, Bitcoin. Elle stocke ainsi la signature numérique de tous les certificats de garantie. Lors de son achat le client se voit remettre un certificat papier ou pdf. Cette dimension servicielle permet de recréer la confiance envers l’authenticité du produit mais aussi de se prémunir du risque de perte, vol ou falsification. Cela permet à son SAV de disposer d’un historique de transaction fiable y compris lorsque le produit a été acquis sur le marché de la seconde main. Néanmoins, comme le concède le fondateur de GoodsID, Loÿs de la Soudière, proposer un certificat de garantie sous forme de pdf n’est pas exempt de risque de falsification. Oeuvrant sur la blockchain publique, GoodsID est une solution clé en main permettant d’horodater et de certifier de la data, elle-même enregistrée dès sa sortie d’usine. Contrairementb à d’autres acteurs , elle va plus loin qu’une simple digitalisation du certificat d’authentification. en délivrant « une carte grise » du produit. Sa solution permet ainsi de lutter contre la contrefaçon mais aussi de communiquer avec le possesseur de l’article de luxe. L’idée est de s’appuyer sur la technologie blockchain afin de prouver l’authenticité et la propriété. Loÿs de la Soudière voit dans la blockchain le moyen de passer d’une politique de gestion de la donnée de type CRM (Customer Relationship Management) au PRM (Product Relationship Management).
Toutefois avec le covid et les nombreux bouleversements survenus sur les supply chains, il est apparu qu’au delà de des caractéristiques intrinsèques au produit, la visibilité temps réel des flux produits, qui fait souvent défaut, était clé.
Une réponse au besoin de transparence des client sur les chaînes d’approvisionnement… et au delà
Si l’authenticité est une valeur chère à l’univers du luxe, le renforcement des politiques RSE commande aussi une transparence radicale pour ne pas dire une certaine éthique.
“Who Made My Clothes” est un mouvement éponyme monté en 2013 en Grande-Bretagne. Il avait vu le jour à l’issue du drame du Rana Plaza. L’effondrement de ce sweatshop de l’industrie textile cette année-là, au Bangladesh, avait provoqué la mort de 1127 ouvriers et intensifié la volonté chez les consommateurs de connaître l’origine des produits qu’ils achètent. La blockchain permet justement de lever le voile sur la provenance et les conditions de transit du produit. Une technologie qui arrive à point nommé alors que les marques de luxe présentent des programmes RSE plus ambitieux les uns que les autres.
Surtout que les réseaux supply chain de la mode et du luxe sont internationaux et complexes avec parfois plusieurs niveaux de sous-traitance. Une configuration qui rend quasi-impossible le suivi des matières premières et du produit afin d’empêcher tout risque pesant sur les droits de l’homme et l’environnement à chaque maillon de la chaîne. La promesse d’Everledger était ainsi de certifier l’origine des diamants et de pouvoir attester que les pierres ne provenaient pas de conflits armés (diamants de sang).
Pour renforcer son programme de durabilité 2022, Burberry, qui avait lancé plus tôt avec sa ligne sustainable Re-Burberry avec un système d’étiquetage spécifique vert pistache pour ses produits présentant le maximum d’attributs positifs”, s’est tout naturellement tourné vers l’usage combiné de la blockchain et du cloud avec IBM pour développer son prototype de traçabilité intitulé “Voyage”. L’idée est de créer une piste d’audit inviolable, en recueillant des données à chaque point du parcours du produit et en les associant à l’identification et aux étiquettes du produit. Le client peut ensuite bénéficier de recommandations en fonction de son profil.
Avec Wholechain, Aveda, une des marques du groupe de produits de beauté américain Estée Lauder compte tracer et sécuriser les gousses de vanille de Madagascar, matière première parmi les plus précieuses et entrant dans la composition de 125 références de la marque. Marque mondiale distribuée dans 65 pays, Aveda dispose d’une chaîne logistique complexe. Le recours à la technologie blockchain, prévue pour le second trimestre 2021 s’annonce stratégique dans la mesure où 80% de la production de vanille provient de l’ile de Madagascar, une zone géographique caractérisée par la corruption et de fortes instabilités gouvernementales.
La startup française Ownest, qui compte parmi ses clients, des retailers comme Saint Laurent et des e-commerçants comme Cdiscount, va encore plus loin et propose le suivi en temps réel sur les réseaux supply chain et retail sans tracer le produit en lui-même mais via le transfert de responsabilité. A chaque fois qu’un produit est transféré, l’opérateur terrain va du même coup transférer le tracker digital de responsabilité, sur le principe de la tokenisation des actifs. Il s’ensuit la génération de données terrain certifiées.
Au-delà de la supply chain mais toujours, in fine, avec la satisfaction client, la blockchain peut aussi servir à la gestion des points de fidélité. C’est ce que expérimente la filiale sud coréenne du constructeur automobile BMW, à l’instar d’autres marques dans le pays. Baptisé BMW Vantage, son programme de fidélité permettra aux clients de collecter des points sous forme de tokens – ou jetons numériques – pour ensuite les échanger contre des biens et services de la marque et de ses partenaires. Il pourra ainsi s’agir de prestations d’entretien du véhicule ou encore d’invitations à des évènements.
La crise du COVID a servi de catalyseur à l’adoption pour la blockchain. Une blockchain plébiscité par les professionnels d’abord pour la provenance et la traçabilité. Alors que les entreprises du luxe cherchent à accélérer leur transformation numérique afin de gagner en efficacité dans l’expérience client et le traitement de la donnée (smart data), la blockchain présente de nombreux bénéfices. Si d’après IDC, les dépenses mondiales de la blockchain en 2020 se situe à 4,1 milliards de dollars, elles devraient atteindre 17,9 milliards de dollars en 2024.
- La blockchain est une technologie de stockage et de transfert d’informations sans passer par un organe central de contrôle (de type banque ou institution). L’information est ici certifiée par les mineurs moyennant rémunération en crypto-monnaies comme bitcoin. En repérant toute tentative d'altération ou de falsification des informations contenu dans la blockchain, la technologie garantit l’intégrité de la donnée et restaure la confiance entre les acteurs.
- Un produit contrefait fait peser un risque de détérioration sur la réputation de la maison de luxe notamment quant à la haute qualité de son artisanat mais aussi sanitaire s’il ne répond pas aux standards de qualité.
- La blockchain peut servir le luxe dans trois domaines : la traçabilité (matières premières et produits finis), l'authentification (délivrance de certificats de qualité) et la gestion des programmes de fidélité. A chaque fois, le registre distribué permet de certifier les données.
- Révéler la provenance et l’origine du produit commercialisé va dans le sens des attentes des clients du luxe, cherchant un story proving où les valeurs et le discours de la marque ne peuvent être pris en défaut tandis que la dimension éthique de la chaîne d’approvisionnement est avérée.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.