Le géant du e-commerce, Amazon, avait eu le nez creux pour racheter 6 ans plus tôt Twitch, la toute jeune plateforme de streaming dédiée au jeu vidéo, alors même que le groupe américain de Jeff Bezos, était surtout connu outre son activité e-commerce pour ses liseuses numériques et son service de streaming.
Véritable phénomène du confinement, la plateforme leader et communauté sociale aux 17,5 millions d’utilisateurs journalier qui se filment en train de jouer ou commentent et soutiennent leur champion, le tout en direct, n’a pas tardé à se transformer en studio d’enregistrement pour marques et média confinés, désireux de capter une cible jeune, fortement engagée, d’ordinaire inaccessible et… au temps d’attention décuplé.
Twitch : mode d’emploi pour streamer et marques averties
Twitch est un exemple de sérendipité parti d’un ego-trip qui a failli mal tourner.
Tout commença en 2005 par Justin TV, un projet éphémère cofondé par Justin Kan, Emmett Shear et deux autres comparses de l’université de Yale. Au départ, Justin TV était un simple fil d’actualité vidéo (live feed) relatant 24/7 le quotidien de Kan, façon télé-réalité. Mais ce premier concept ne trouva pas son audience, celle-ci préférant pouvoir publier ses propres contenus plutôt que de consommer des contenus natifs. En 2007, Justin TV évolue et prend la forme d’une plateforme vidéo généraliste. Si le projet tourna court, il se révéla fort instructif : Il est apparu que la vidéo liée aux jeux vidéo présentait un fort potentiel, les contenus liés à cet univers étant les plus plus regardés sur la plateforme. Sept ans et 30 millions de visiteurs uniques mensuels, plus tard la plateforme cessait d’émettre pour passer le flambeau à une nouvelle plateforme vidéo entièrement dédiée au partage de contenu 100 % live (les streams) mais cette fois-ci entièrement liés à l’univers du jeu vidéo. Entre temps, en juin 2011, Twitch apparaît, co-fondé par Justin Kan et Emmett Shear.
De l’anglais “tressauter”, Twitch propose à ses créateurs de contenus live, les “streamers”, de se filmer en train de jouer à un jeu vidéo. Un nom qui n’est pas dû au hasard comme le déclara Justin Kan en 2018 à un fan sur Reddit puisqu’il fait référence au “Twitch Gaming”, autrement dit à des jeux mettant à l’épreuve le temps de réflexion du joueur comme Counter Strike ou encore Pong. Le cofondateur ajouta “J’aimais bien que le nom soit associé à la vitesse, vu qu’on développait une plateforme vidéo en live.” Or, par ses fonctionnalités et notamment le concept de la voix off, la plateforme emprunte aux codes des jeux de guerre coopératifs et massivement multi-joueurs, dans lesquels l’immersion repose sur le port d’un casque avec micro.
Le stream permet au joueur ou créateur de contenu de nouer un lien très fort avec sa communauté viewers (les fans spectateurs sur Twitch) en échangeant en direct avec eux. Il met le gamer dans la peau d’un animateur (un upskilling que l’on observe aussi dans le retail avec les vendeurs augmentés). Ces viewers peuvent librement intervenir sur le chat en direct de la chaîne du streamer et même discuter entre eux. Le joueur peut suivre tout le long de sa partie la conversation et les commentaires qui en découlent. Sont alors partagés des tips, conseils techniques ou stratégiques liés au jeu en lui-même mais aussi des blagues et autres anecdotes.
Pour un streamer, être présent sur Twitch est un moyen de prouver ses compétences et de partager ses sessions de jeu avec sa communauté de gamers, qui partagent les mêmes centres d’intérêts. La plateforme est devenue le point de rencontre de tout l’écosystème des jeux vidéos : pro gamers, éditeurs de jeu, développeurs, médias, créateurs de contenus et organisations liées aux compétitions Esport. On y trouve notamment le championnat du monde de Fortnite, League of Legends ou bien encore l’Overwatch League. La plateforme possède elle-aussi son évènement bi-annuel : le TwitchCon. Une occasion en or de permettre à la communauté de rencontrer IRL le streamer qu’elle suit et soutient. Car la plateforme a ceci de remarquable qu’elle est user-centric, le pouvoir est entre les mains de l’utilisateur qui choisit de regarder le contenu (jusque là rien de nouveau) mais aussi de soutenir financièrement son streamer de coeur, soit en s’abonnant à sa chaîne, soit en réalisant un don sans limitation de montant. L’abonnement à une chaîne joue alors sur les ressorts de la preuve sociale : badge d’abonné, emotone (émoticône) spécifique ou encore mode replay.
En 2014, juste avant son acquisition par Amazon, Twitch était la quatrième source de pic de trafic Internet dans le monde, représentant 1,8 % de l’ensemble du trafic avec 55 millions de visiteurs uniques par mois. Twitch avait levé un an plus tôt 20 millions de dollars en série C dans un tour de table mené par Thrive Capital mais aussi Take Two Interactive Software, éditeur de la franchise et blockbuster GTA (Grand Theft Auto). Ce dernier a pris une part dans la société de 2,3%. Grâce au rachat d’Amazon, il ne regrettera pas son geste, récoltant deux mois plus tard, 22 millions de dollars, selon Venturebeat.
Amazon x Twitch : Un deal à 970 millions de dollars
C’est en août 2014, qu’Amazon rachète la plateforme de streaming vidéo, âgée d’à peine 3 ans.
A l’époque, le geste surprend, d’autant qu’il ne s’agit pas à première vue d’un plan de diversification stratégique, mais plutôt d’un renforcement sur un segment de niche à l’époque peu médiatisé hors de son milieu d’initiés : le jeu vidéo. Amazon avait alors déjà disrupté l’e-commerce, la vente de livres et de jeux vidéos physiques, il était alors connu pour ses liseuses numériques (tablettes Kindle) et son offre streaming. Surtout qu’à l’origine c’est plutôt Youtube qui est pressenti être l’heureux propriétaire de la plateforme de streaming vidéo. Cette division de Google, prête à débourser 1 milliard de dollars pour s’offrir le “youtube du jeu-vidéo”, semble s’être heurtée aux lois anti trust américaines et s’être ravisée tout comme Yahoo.
Un attrait pour le jeu vidéo, qu’Amazon avait commencé à développer dès 2012 avec le lancement de son propre studio de développement, Amazon Game Studios. Le but du studio était alors de publier des jeux mobiles provenant d’éditeurs tiers. Amazon s’était aussi lancé dans la vente de jeux vidéo dématérialisés, concurrençant directement des poids lourds du secteur comme Steam, Origin ou Uplay. Quelques mois avant le rachat de Twitch, le géant du e-commerce avait jeté son dévolu sur le studio Double Helix, derrière le succès du blockbuster Killer Zone.
La raison du rachat de Twitch à 970 millions de dollars en cash ? La taille de son audience, composée à l’époque de 55 millions d’utilisateurs mais aussi de ses 15 milliards de minutes de contenus. Selon le communiqué de l’époque le directeur général d’Amazon, Jeff Bezos saluait la nouvelle rappelant que “diffuser et regarder des individus jouer est un phénomène mondial […] Comme Twitch, nous sommes obsédés par les clients et aimons penser différemment, et nous cherchons à les entendre et à les aider à aller encore plus vite pour construire de nouveaux services pour la communauté des joueurs.”Par la suite, Amazon s’est empressé de recruter massivement des développeurs. Point culminant de cette orientation vidéoludique : l’annonce lors du TwitchCon 2016 de la sortie prochaine des titres que la firme de Jeff Bezos s’apprêtait à sortir et qui étaient Breakaway, New World et Crucible.
En avril 2020, si les jeux vidéo in-house ne semblent pas convaincre la communauté de gamers, la firme de Jeff Bezos a affirmé sa volonté de se lancer dans le cloud gaming, pouvant compter sur ses succès dans le cloud et l’infrastructure avec AWS.
Au mois d’août de cette année, Amazon a choisi d’unifier son offre Prime et éviter la cannibalisation de sa division gaming en renommant “Twitch Gaming” en “Amazon Prime Gaming”. C’est aussi un moyen d’inclure un volet vidéoludique à son offre d’abonnement Prime. Au programme : des contenus gratuits et exclusifs chaque mois mais surtout la possibilité pour les clients Amazon Prime de se constituer une bibliothèque virtuelle de jeux PC valable à vie avec entre 5 et 20 nouveaux titres par mois, dont des classiques du rétrogaming comme SNK 40th Anniversary ou Metal Slug 2.
Jusqu’ici Twitch Prime, lancé en 2016, proposait des remises sur des précommandes de jeux partenaires et des cadeaux in-game une fois par mois.
Le futur de l’entertainment dématérialisé ?
Avec le confinement, Twitch valorisé 5 milliards de dollars, a dépassé le cap du milliard d’heures visionnées lors du confinement. Finbold.com a constaté 3,5 millions de streamers supplémentaires entre janvier et mai 2020, soit un taux de croissance record de 87.81%. Selon cette même analyse, c’est en mars, lors du confinement, que Twitch a connu une réelle ébullition avec une croissance de +35,4% à 5.08 millions de streamers. La plateforme a pu aussi compter sur la concentration du secteur avec la fermeture de son concurrent Mixer (Microsoft) au mois de juin.
La maison Burberry, connue pour son caractère pionnier du digital et early adopter des plateformes social media émergentes, a décidé d’être la première marque de luxe à diffuser le défilé PE21 de son directeur artistique Riccardo Tisci sur la plateforme vidéoludique. Un second acte de naissance dans le live streaming (diffusion en direct), initié dix ans plus tôt, sur son propre site web et complété par un dispositif holographique 3D mais réservé à quelques happy few. Christopher Bailey, passionné de mode et de high-tech, alors à la tête de la direction artistique de la maison voulait renouveler l’expérience client de manière à ce qu’elle soit davantage immersive. Cette année, Burberry a opéré une utilisation créative du mode steam squad de la plateforme, qui permet de visionner un même événement sur plusieurs streams en la couplant avec 4 caméras. Un bon moyen de présenter les pièces sous tous les angles de façon ludique et permettre aux viewers de se faire une idée des volumes, des textures et des couleurs. La marque n’est toutefois pas la seule à faire ses débuts sur la plateforme vidéo. Précédemment c’est la marque de sous-vêtement britannique PSD Underwear qui s’est lancé à travers une campagne d’influence marketing avec le streamer Tyler “Ninja” Blevins, depuis parti sur Mixer, tandis qu’en 2018 c’est Hollister qui a invité Fuslie et JD Witherspoon à se filmer en train de jouer en boutique.
Derrière cet engouement pour le jeu vidéo et tout particulièrement Twitch, il y a un constat, une saturation du marché et des contenus de marques mais aussi un reach et un engagement déclinants sur les autres plateformes sociales. Ce dernier élément implique des coûts d’acquisition de plus en plus élevés pour des résultats de moins en moins assurés.
L’audience de la plateforme est avant tout une communauté de joueurs, à 90% masculins, adeptes des adblockers et ne regardant pas la TV, la rendant inaccessible. Twitch permet un ciblage accru auprès des jeunes : Plus de la moitié ont 18-34 ans et 14% ont 13-17 ans. Et semble tout indiqué pour une marque exprimant un désir d’internationalisation vers les Etats-Unis (22% du traffic selon SimilarWeb), juste devant l’Allemagne, la Corée et la France.
Pour les marques différents choix se présentent : du classique sponsoring via le marketing d’influence avec un streamer dont la personnalité est en adéquation avec la marque et les valeurs à l’incontournable pre-roll (publicité de pré-chargement de vidéo choisi par l’utilisateur et diffusable plusieurs fois) en passant par le marketing d’affiliation. Mais la technique pour être présente dans un stream reste encore d’être présent dans le jeu en lui-même. C’est le pari osé qu’a fait Wendy’s en diffusant son offre de livraison dans le jeu Animal Crossing New Horizons. Il s’agit donc pour la marque de guetter les sorties de jeux de succès et ainsi accroître sa visibilité.
Addictif, Twitch possède ses propres codes de langage (emotones) et de fidélisation et notamment le drop, un système de récompense efficace et conditionné à l’engagement du joueur qui doit régulièrement se connecter sur la plateforme et interconnecter son compte avec le jeu en lui-même. Il s’agit d’un système de récompense souvent sous la forme d’un objet virtuel in-game exclusif.
Toutefois, si Twitch s’adressait en priorité à des pro gamers talentueux ou à des compétitions Esport, le confinement avec l’annulation des principaux évènements extérieurs (sportifs, culturels, musicaux) a accéléré la mutation de la plateforme vers une offre plus généraliste. Par ses cours de cuisine et autres talk shows, Twitch tend à élargir sa cible vers des individus en quête de distraction, de studio d’enregistrement ou tout simplement combattre l’isolement. Ce qui fait que désormais les pro-gamers sont concurrencés par des athlètes sportifs, des artistes et autres personnalités influentes.
Avec le distanciel et la défiance grandissante des media traditionnels, Twitch devient un nouvel espace de socialisation. En témoigne la percée remarquée de la rubrique Just Chatting – discussion – et qui regroupe tous les contenus non liés aux jeux vidéo et qui consistent à échanger et à débattre. En juin 2020, Just Chatting était en tête du classement avec 43.2 millions d’heures, battant League of Legends (30,9 millions) et reléguant GTA à la 5e place (24,9 millions). Même constat entre septembre et octobre où le nombre d’heures de visionnage a grimpé de 20% dans cette catégorie, selon une étude StreamElements et Arsenal gg. catégorie.
Un phénomène qui devrait s’accentuer depuis la clarification de l’offre Amazon Prime. La firme américaine décrivant la nouvelle entité Prime Gaming comme “un élargissement de l’offre de divertissement”. Pour les streamers c’est la promesse de toucher une cible étendue à l’ensemble du fichier clients Amazon Prime qui ne sont pas forcément des hardcore gamers convaincus et d’ailleurs pas forcément masculins.
Amazon n’est pas le seul sur le segment de la diffusion et de la retransmission en direct de jeux vidéos, Facebook Gaming, lancé en juin 2018 et Youtube Live (Google) veillent au grain. D’autant que Microsoft perdant pied dans le secteur a préféré fermer sa plateforme Mixer pour faire alliance avec Facebook. La bataille de l’attention et de l’engagement ne fait que commencer.
- Fondée en juin 2011 par deux amis de Yale, Justin Kan et Emmett Shear, Twitch est une plateforme de diffusion et de retransmission de vidéos majoritairement liée aux jeux vidéos. Un joueur commente ses actions en direct dans le jeu tandis que ces fans peuvent réagir en direct dans le chat. Tournée vers l’utilisateur, celui-ci a le pouvoir de soutenir financièrement son streamer préféré, il est alors récompensé par des preuves sociales (badges, exclusivités, drops ou encore rencontre IRL).
- Racheté en août 2014 par Amazon, en pleine incursion dans le jeu vidéo (ventes dématérialisée, lancement d’un studio de développement, recrutement de développeurs…), Twitch, valorisé 5 milliards de dollars en 2020 et attirant 17,5 millions de VU par jour, devient leader sur son segment, surclassant ses concurrents Facebook Gaming et Youtube Live.
- Pour les marques, c’est la promesse de toucher des communautés d’ordinaires inaccessibles, engagées, partageant des intérêts communs et un même langage (emotones) mais surtout jeune : Plus de la moitié ont 18-34 ans et 14% ont 13-17 ans.
- Point de convergence incontournable de la communauté des gamers et de tout l’écosystème (dont les compétitions Esport), la plateforme s’ouvre désormais davantage aux créateurs de contenus non liés aux jeux vidéos. Un choix conforté par la montée en puissance de la thématique Just Chatting et qui voit l’apparition de nouveaux formats comme des talk shows, des journaux, des cours de cuisine…
- Twitch est amené à devenir une plateforme d’entertainment généraliste alors qu’Amazon vient de re-consolider son offre pour mieux intégrer Twitch dans son offre d’abonnement Prime en le baptisant Prime Gaming. Un jumelage des fichiers clients qui pourrait à terme amener d’autres types de profils et notamment des femmes alors que Twitch est actuellement à 90% masculin.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.