Entre Rent The Runway, contraint de fermer ses points de vente et Le Tote, entraîné dans la faillite du grand magasin Lord & Taylor, le segment de la location de mode aurait du plomb dans l’aile. D’autant qu’acheter un vêtement déjà porté, au vu du risque, avéré ou non, de contagion, s’avère plus que dissuasif en période de crise sanitaire.
Et pourtant, de nombreuses marques et distributeurs retail, à l’instar de Selfridges, ont vu, dans l’offre locative, un moyen de séduire et fidéliser les jeunes générations en quête de sens et de circularité, tout en leur donnant accès à une grande variété de styles. Et l’avenir pourrait leur donner raison, car si le marché de la mode locative n’était que de 1,26 milliards de dollars en 2019, son marché générique, celui de la seconde main sera amené à atteindre 64 milliards de dollars d’ici 2029 et même à surpasser celui de la fast fashion dans un avenir proche.
Against the odds : Un marché prometteur malgré la tempête
Pré-pandémie, l’économie circulaire était amenée à croître en 2020. Puis, la crise est arrivée et a chamboulé les priorités. Exit les vœux des retailers vers davantage d’éco-responsabilité : il a fallu pallier à l’urgence économique. Le coronavirus a apporté son lot d’incertitudes et notamment concernant les vecteurs de contagion sur les surfaces planes, tissus compris. Dès les prémices de la pandémie les acteurs de la location de produits de mode ont joué le tout pour le tout et se sont empressés de communiquer auprès de leurs clients, apportant toute la réassurance nécessaire sur les protocoles sanitaires adoptés en interne ou des conseils de nettoyage tentant de tordre le cou à certaines idées reçues, études scientifiques à l’appui.
A première vue, le marché de la mode locative apparait comme soufflé par la crise sanitaire alors que ces deux leaders (Rent The Runway et Le Tote) sont dans la tourmente. Aux Etats-Unis, les points de vente retail sont durement touchés par la vague pandémique, au point que le doyen des grands magasins de luxe, Lord & Taylor, a été contraint de baisser le rideau. Or, l’entreprise avait été rachetée par Le Tote, une startup spécialisée dans la mode locative, prometteuse mais non moins vulnérable. De son côté, la plateforme digitale de location Rent The Runway s’est vu contrainte de fermer cinq de ses points de contact physiques, dont son flagship de Manhattan. Cette véritable success story à l’américaine rendant accessible des tenues de créateur pour une fraction de leur prix, est directement impactée par l’arrêt des évènements extérieurs et mondains. En effet, d’après Neil Saunders, directeur général de GlobalData Retail, « les tenues de cérémonie et les tenues de travail sont les catégories les plus touchées et les ventes n’ont pas repris après avoir décollé en début d’année ». Or, l’essentiel des clients de la location mode recherchent d’abord des tenues formelles liées à des occasions spéciales impliquant un devoir de représentation et non des basics.
L’entreprise fondée il y a plus dix ans par Jennifer Hyman a aussi revu son programme d’abonnement Unlimited, qui permettait, moyennant la somme forfaitaire de 159 dollars, de louer de manière illimitée jusqu’à 4 articles en même temps. Armarium, un autre acteur spécialisé dans la mode locative et qui avait fait le pari de louer des articles de luxe et couture des collections en cours auprès de maisons comme Bottega Veneta et Missoni, a même cessé ses activités au mois de mars. La plateforme new yorkaise, qui avait fait équipe avec Browns, le Bon Marché ou encore The Webster, pensait tenir dans son armada de stylistes professionnels un avantage concurrentiel, mais c’était sans compter le comportement des consommateurs qui n’ont pas vu la pertinence d’un tel service pour des articles proposés à la location. Ce faisant, la levée des 5 millions de dollars de la part d’investisseurs comme Tommy Hilfiger, n’aura pas suffit à éviter sa fermeture.
Pourtant, la location a beau représenter une infime partie du marché de la mode de seconde main, qui lui est estimé à 28 milliards de dollars. Ainsi en 2019, l’essentiel du marché reposait sur les friperies et les établissents caritatifs (21 milliards de dollars) et la revente (7 milliards de dollars). Le marché de la mode locative était du reste surtout développé aux Etats-Unis mais aussi en Grande-Bretagne et en Allemagne. Selon un rapport du site de revente ThredUp, le marché de la seconde main est amené à être multiplié par 5 d’ici 5 ans. Quant au marché de la location d’articles de mode, il représentait 1,26 milliard de dollars en 2019 et pourrait valoir 2,5 milliards de dollars d’ici 2025 d’après une étude Research & Market.
Une révélation circulaire et transgénérationnelle en plein marasme sanitaire
De leur côté, les consommateurs se sont retrouvés face à leur placards encombrés de pièces fast fashion et, alors que l’ennui guettait, ils se sont mis à faire du tri. C’est ce que ThredUP nomme “la frénésie du nettoyage de la quarantaine”. Ainsi, d’après son étude, 50% des clients de la plateforme trient davantage leur garde-robe qu’avant la pandémie. L’occasion était toute choisie pour brandir et enfin appliquer le mantra “Less is More” ou encore privilégier l’usage plutôt que la possession. Alexis Ohanian, investisseur historique auprès de la plateforme Seasons, avait écrit dans un article medium “Posséder reste moins important que d’être photographié dedans”, surtout à l’ère de l’instantanéité des réseaux sociaux comme Instagram ou TikTok. Cette « garde-robe dans le cloud » est l’approche choisie par Hurr, qui considère que le succès de l’expérience de location repose d’abord sur la sensibilisation du client vis-à-vis des inconvénients de la possession.
D’après la plateforme de revente The RealReal : les produits vintage sont essentiellement plébiscités par les millennials et la génération Z. Essentiellement mais pas exclusivement, car le confinement aidant, le phénomène gagne aussi la génération X.
Cet engouement pour la mode de seconde main s’observe d’abord sur le marché de la revente et du vintage. En novembre 2019, Vinted, l’application lituanienne de revente d’occasion, a ainsi bénéficié d’une cinquième levée de fonds valorisant l’entreprise à plus d’un milliard d’euros. A cette même date, ses revenus sur les 17 mois précédants la levée de fonds, étaient multipliés par quatre. Aujourd’hui, Vinted et sa communauté de 30 millions d’utilisateurs vient de racheter son concurrent néerlandais United Wardrobe et prend une nouvelle dimension. Cette fusion permettra à la plateforme leader du CtoC dédié à la mode d’occasion de s’adresser à une audience de 34 millions d’acheteurs et vendeurs dans 11 pays d’Europe.
Un phénomène qui montre que le vêtement d’occasion n’est plus vecteur d’une image négative et devient désirable et mainstream. Ainsi, en 2019, près de 40% de Gen Z et 30% de millennials sondés disent avoir acheté des vêtements, souliers ou accessoires d’occasion, ils n’étaient respectivement que 26% et 21% en 2016. Selon le rapport, 90% des consommateurs de la Gen Z ont ou sont intéressés par l’achat de biens usagers lorsqu’ils sont en manque de liquidités, et 80% disent qu’il n’y a pas de tabou à agir ainsi. Une prise de conscience qui amène à davantage de circularité et de durabilité, pour répondre aux enjeux environnementaux mais aussi mettre en place un arbitrage budgétaire qui ne pénalise pas totalement la notion de plaisir. Ainsi, le nouveau rapport annuel de ThredUP met en lumière que 79% ont l’intention de réduire leurs dépenses dans l’habillement dans les douze prochains mois, tandis que 4 consommateurs sur 5 ont déjà fait ou sont intéressés par la seconde main afin d’économiser de l’argent.
Le rapport ThredUP prévoit que le marché secondhand prendra une part de 17% sur l’ensemble du marché de la mode en 2029, juste derrière le secteur du off-price. En cela, le marché secondhand, dont fait partie la location, peut être une solution pour les retailers pour lutter contre la baisse du trafic en magasin et proposer des alternatives à l’achat de nouveautés qui soient alignées avec les valeurs de leurs clients.
Le futur atout de fidélisation des retailers ?
Il y a dix ans, Rent the Runway a théorisé le business model de la mode locative et son succès a inspiré de nombreuses marques telles que Ann Taylor, Bloomingdale’s, Scotch & Soda ou encore Banana Republic. Autant d’enseignes qui ciblent un millennial urbain qui aime la mode mais qui, par conscience éco-responsable, essaie d’éviter les enseignes de fast fashion. C’est d’ailleurs dans le cadre de son programme RSE « Project Earth », que Selfridges s’est mis à la location de vêtements cet été. L’enseigne suédoise de fast fashion, H&M, souvent décriée pour son empreinte carbone néfaste a expérimenté le modèle en 2019 dans une boutique de stockholm. Mais si adopter un mode de vie plus durable peut être un facteur, il n’est pas le principal : il s’agit d’abord, pour le client, de bénéficier d’une grande variété de choix, ce qui implique en retour un flot continu de nouveautés. Rent The Runway propose ainsi 15 000 styles de plus de 650 créateurs tels que GANNI, Gucci, Oscar de la Renta ou Proenza Schouler.
Le sourcing et la curation des pièces sont importants, car dès lors que le client ne trouve plus chaussure à son pied dans l’assortiment, il quitte le navire. La plateforme Seasons, fondée l’année dernière, propose 500 pièces à la location, principalement des pièces fortes et singulières adaptées à toutes les morphologies. Seasons est un ovni dans le paysage locatif puisqu’il s’adresse aux adolescents masculins férus de mode. En s’alliant à la plateforme britannique Hurr, pour développer son propre programme de location, Selfridges a fait le choix d’une offre resserrée d’une centaine de pièces issues d’une quarantaine de marques comme Zimmerman, The Attico et Cecilie Bahnsen. L’offre ne s’adresse qu’aux clients membres du programme de fidélité du grand magasin. C’est aussi le parti pris de l’offre locative déployée par H&M et qui se limitait à une sélection de robes de soirées et de jupes.
Développer une offre locative s’avère une opportunité de fidéliser la clientèle. C’est aussi une solution pour faire face à des stocks excédentaires sans recourir à des promotions de fin de saison. Rent the Runway a décidé d’abandonner son programme d’abonnement “Unlimited”, lancé en 2016, pour proposer une offre plus flexible et plus responsabilisante. Les différents programmes d’abonnement intègrent un nombre déterminé de produits et posent des règles limitatives aux échanges de produits. C’est ainsi que l’offre Unlimited s’est scindé en 3 options pour un service davantage personnalisé en fonction des « mode de vie, besoins et budgets changeants” : 4 articles à 89 dollars par mois, 8 articles à 135 dollars avec 2 échanges par mois et une offre à 16 articles pour 199 dollars par mois avec échanges illimités. En agissant ainsi, RTR réduit les taux de retour et les risques d’aléas inhérents, gardant du même coup le contrôle sur sa supply chain. La fondatrice, Jennifer Hyman a confié au magazine Glossy : “Notre nouveau programme d’adhésion donne vie aux caractéristiques les plus demandées de notre communauté, notamment la personnalisation, la flexibilité et une attention accrue à la durabilité. La plupart de nos clients paieront moins cher pour leur adhésion tout en recevant le même nombre d’articles ou plus par mois.”
Mais comme en témoigne la fermeture d’Armarium cette année, l’expérience client online, à travers le contenu et l’image de marque, n’est que la partie visible de l’iceberg. En effet, développer un service de location implique d’importants investissements, ne serait-ce que pour dompter une logistique complexe et proposer un service client réactif. Chez Hurr, une équipe dédiée est chargée de répondre aux questions des internautes sur Whatsapp mais aussi Instagram. Ce n’est pas pour rien que Jennifer Hyman, aimait décrire son entreprise Rent The Runway comme étant avant tout “une plateforme supply chain”. Or, malgré son expertise en la matière, l’entreprise a affronté de sérieuses perturbations sur sa supply chain en septembre 2019, entraînant des retards de livraison et l’ire de ses clients. L’affaire eut été de moindre importance s’il ne s’agissait pas de tenues de cérémonies pour des évènements précis. Pour son partenariat avec Nuuly, Urban Outfitters a déboursé 5 millions de dollars pour construire sa propre laverie avec 12 machines de nettoyage à sec : un véritable pari sur l’avenir.
Enfin, le modèle gagne en pertinence avec le modèle de l’abonnement à la Rent The Runway. Un modèle qui permettra aux retailers de s’assurer des revenus récurrents, à la fois pour sécuriser le business et procéder à d’autres achats de stocks auprès des marques partenaires. Selfridges qui a testé le modèle locatif pour la mode féminine sous forme de pop-up store en février a décidé devant le succès de déployer à plus grande échelle le modèle. Quant à savoir si l’homme est l’avenir de l’offre locative, l’avenir nous le dira. Si le cofondateur et designer de Seasons, Regy Perlera, qui a travaillé auparavant pour StockX et la plateforme digitale de Nike SNKR est convaincu du potentiel, Cait Lamberton, professeur à la Wharton School est plus sceptique. Il pense que des biais cognitifs liés au genre peuvent interférer dans le modèle comme le besoin de contrôle sur les objets induit par la possession. Celui-ci met aussi en garde contre un travers peu débattu de la location : en louant l’article de mode, le client reste condamné à rester un client aspirationnel de la marque en question. De quoi compliquer la fidélisation.
Comme le rappelle le rapport ThredUP, les marques dont l’offre sauront générer de la valeur et du confort pourront gagner des parts de marché.
- En 2019, la mode locative n’est qu’une infime part (1,26 milliards de dollars) du marché de la seconde main qui lui représente 28 milliards de dollars. Ce dernier devrait atteindre 64 milliards de dollars d’ici 2029. Le marché de la revente devrait quant à lui surpasser le marché de la fast fashion.
- Avec la pandémie et “le grand nettoyage de la quarantaine”, la volonté des consommateurs de se rapprocher de la mode de seconde main et des produits d’occasion n’a jamais été aussi forte. Pour convaincre, une sensibilisation aux bienfaits de l’usage plutôt que de la possession s’impose.
- La pandémie a peut être eu raison de plusieurs leaders (Le Tote et Armarium) et forcé le leader Rent The Runway à certaines restructurations, la mode locative reste une belle opportunité pour les retailers en quête d’outil de fidélisation et de remède à la défection des boutiques physiques.
- Comme en témoigne le dépôt de bilan de Armarium, le modèle de la location convient davantage dans l’immédiat aux articles de mode. Certains experts pensent que le business model était trop précoce. En raison des coûts importants que nécessite la mise en place d’un service de location (supply chain, pressing, service client), il est préférable de miser dans un premier temps sur des partenariats avec des plateformes spécialisées.
- Si le shopping avec une conscience est important pour les marques pour démontrer leurs engagements RSE, le client lui réclame d'abord une grande variété de produits (typologies,marques mais aussi morphologies).
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.