En mars, les analystes se montraient plutôt alarmistes (jusqu’à -45%) quant à l’impact du COVID sur les ventes de l’industrie du luxe, très dépendante du tourisme et confrontée à un effondrement du trafic en magasin, jusqu’ici principal point de contact expérientiel. Les nouveaux résultats s’avèrent plus optimistes et correspondent à la frange basse des prévisions, soit une chute de -23% pour le secteur sur l’année 2020, par rapport à l’année dernière. Un sauvetage in-extremis opéré grâce au fort rebond enregistré en Chine continentale, à une plus forte résistance qu’attendue du marché américain et au report d’une partie des ventes retail sur le e-commerce.
Une industrie du luxe touchée mais pas coulée
“Une chute sans précédent”, c’est ainsi que le cabinet Bain & Co évoquait l’impact du COVID sur le secteur du luxe. Lors de son 19e observatoire, publié en mai, la fondation Altagamma prévoyait une chute des ventes dans le secteur entre -20% et -35% tandis que pour le BCG les prédictions se situaient entre -25% et -45%.
Finalement, le cabinet Bain estime un recul de l’activité 2020 à -23%, par rapport à l’année dernière, à 217 milliards d’euros de ventes. Contre toute attente, le luxe limite la chute grâce à la Chine.
Tous les marchés n’ont pas été imputés de la même manière : l’Europe privée de ses touristes et fortement retailisée, s’annonce comme la grande perdante avec une chute de ses ventes de -36% à 57 milliards d’euros, tandis que les Etats-Unis accusent un recul plus faible de -27% à 62 milliards d’euros. A l’instar de la Chine, le Japon qui a repris une activité normale mais fait face à sa pire récession depuis 1950, s’attend à une chute de -24% à 18 milliards d’euros. Pour les autres pays d’Asie, le reflux s’annonce plus sévère, à -35% (27 milliards d’euros).
Quand il s’agit d’estimer le retour à la normale, autrement dit à des résultats similaires à l’année 2019, les professionnels s’interrogent. Dans son “pire scénario” caractérisé par un vaccin tardif et des maisons de luxe très lourdement impactées dans leurs fondamentaux, le cabinet BCG estimait la reprise à 2023. Dans ce cas de figure, les ventes auraient dévissé en 2021 de -20% par rapport à 2019 tandis qu’elles auraient poursuivi une remontée timide mais toujours baissière sur 2022. Le management se montre néanmoins plus optimiste. La majorité des décideurs du luxe pronostique une reprise en 2022 (69%) tandis que 49% estime qu’elle adviendra l’année prochaine, d’après le premier baromètre Luxury Convalescence de l’agence MAD Network. Seuls 30% des managers du luxe sondés estiment que le secteur mettra plus de deux ans à se relever de la crise.
Pour Claudia D’Arpizio, la reprise “dépendra beaucoup de la capacité des marques à être proactives pour répondre aux besoins des consommateurs.” Mais la rapidité de la reprise dépendra de la catégorie de produits, comme le démontre le BCG dans son étude. Pour le cabinet, les produits liés aux soins de la peau, au maquillage, aux souliers et à la maroquinerie sont les mieux positionnés pour voir leurs ventes repartir de plus belle. Il en va différemment des achats impliquants et à faible taux de pénétration e-commerce comme l’horlogerie-joaillerie (hard luxury) ou encore le prêt-à-porter de luxe, très dépendant des tendances et des événements de représentation, ne devraient pas retrouver leur niveau de vente pré-pandémique avant 2023.
Plombé par un marché américain et européen morose, confronté à une seconde vague pandémique d’une rare violence, le luxe a néanmoins pu compter sur le fort rebond du marché chinois.
Chine ou la renaissance de la confiance du luxe
Comme le rappelle l’étude de Bain & Co, la Chine s’avère le seul marché du luxe “épargné” par la crise. Ainsi l’Empire du milieu clôture 2020 sur une note positive avec une envolée de ses ventes de +45% à taux de change constant pour atteindre 44 milliards d’euros. Ce marché, par essence plus optimiste, mais aussi, plus digitalisé et plus jeune qu’en Europe et aux Etats-Unis, semble, au prix de mesures de confinement strictes, avoir vaincu la pandémie, au point de reprendre une activité normale et de rouvrir boutiques et discothèques.
Le dynamisme du marché chinois a permis aux fleurons français du luxe comme LVMH et Kering de remonter la pente au troisième trimestre , après un effondrement de leurs résultats en plein cœur de la crise sanitaire mondiale au deuxième trimestre. Cette reprise d’activité dans l’Empire du Milieu dès le mois de mars, a bénéficié aux acteurs de luxe disposant d’un important parc de boutiques en propre dans la région, comme ce fut le cas de la maison Hermès.
Les décideurs du luxe citent dans le baromètre de Mad Network, la Chine et la consommation locale chinoise comme second levier à fort potentiel de croissance pour le secteur. Ce n’est pas la première fois que la Chine sauve la mise au secteur du luxe. Comme le rappelle Claudia D’Arpizio, Partner chez Bain & Co, les ventes de produits de luxe avaient été impactés par la crise financière de 2008-2009 mais dès 2010, le marché avait récupéré avec un niveau plus élevé qu’avant crise. A l’époque, le marché avait bénéficié du début de la croissance du luxe en Chine.
La crise devrait renforcer la domination de la Chine sur le marché du luxe. La part de la Chine devrait passer de 11% à 26-28% du total des ventes de luxe dans le monde en 2025. Les achats réalisés par les touristes chinois dans le monde passeront, quant à eux, de 35% à 47-49% entre 2019 et 2025. En attendant la réouverture des flux aériens, les marques de luxe internationale doivent s’attendre à un rapatriement plus marqué des achats touristiques sur le marché domestique. Séduire la clientèle locale sera sans nul doute l’un des principaux défis du luxe en Chine et dans les autres régions du monde. Reste, qu’un mouvement de patriotisme économique encouragé par le gouvernement de Beijing pourrait néanmoins contrecarrer les perspectives de croissance dithyrambique des marques internationales dans la région.
Comme le signalait l’expert du luxe et auteur des ouvrages Future Luxe et Bling Dynasty, Erwan de Rambourg, la clientèle chinoise qui d’ordinaire achetait des marques internationales afin de s’inscrire comme citoyenne d’un monde cosmopolite, en pleine redécouverte de ses spécificités culturelles, pourrait bien s’en départir progressivement et soutenir sa scène créative locale.
Cette tendance “national pride” repérée par Bain & Co était déjà présente dans le pays et au Mexique et s’observe aussi dans d’autres pays, à mesure que ceux-ci adoptent des mesures protectionnistes. Un phénomène qui pourrait prendre de l’ampleur aux Etats-Unis mais aussi en Grande-Bretagne avec le Brexit.
Digitalisation : l’estompage des frontières au service de la personnalisation et de l’accessibilité
La crise du COVID a accéléré la transformation numérique des entreprises dans le luxe et renforcé la polarisation entre les maisons disposant d’une plateforme e-commerce et les autres. Audrey Depraeter-Montacel, Directrice du luxe et de la Beauté chez Accenture, confiait à l’AFP “les entreprises qui s’en sortent le mieux sont celles qui ont commencé leur transformation digitale il y a longtemps et celles qui ont évolué vers un modèle de marketplace.” Et dans ce contexte, les grands groupes, qui disposaient d’une trésorerie suffisante pour mener les investissements nécessaires avant la pandémie, ont présenté une meilleure résilience dans leur modèle de distribution.
Retail : une stratégie omnicanale à la rescousse
La crise a violemment impacté une industrie reposant en grande partie sur l’expérience retail mais aussi désavoué le modèle de distribution wholesale. En témoigne le sauvetage in extremis de certains grands magasins emblématiques des Etats-Unis comme Neiman Marcus. D’autres comme Lord & Taylor n’auront pas survécu ou se retrouvent en difficulté comme l’emblématique groupe Printemps, contraint de fermer 4 de ses 19 magasins en France.
Mais la digitalisation ne fait pas tout, certaines plateformes comme la marketplace The Modist, a déposé le bilan après 3 ans d’existence. Ce pure-player spécialisé dans la mode modeste (Modest Fashion, autrement dit un style vestimentaire esthétique et couvrant prisé des élégantes de confessions musulmanes et au delà) la plateforme dépendait en grande partie des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, deux marchés sérieusement touchés.
Face à une économie réelle en souffrance, un tourisme en berne et une chute de la confiance, les marques de luxe risquent de revoir leur plan de développement retail en priorisant les ouvertures de boutiques physiques en Chine, tout en partant à la conquête de nouveaux canaux de communication. Un “new retail” made in china initié par Burberry, véritable expérimentateur du luxe digital avec sa nouvelle boutique de Shenzhen. Au moyen d’une application Wechat dédiée, la marque britannique gamifie une boutique physique :à mesure que le client interagit avec les produits de la marque, il peut débloquer des contenus et des offres exclusives en récompense. Dès lors, la frontière entre retail physique et digital se fongibilise autant qu’elle se complète.
Mais alors que le spectre de la contagion plane toujours, les points de vente retail sont délaissés au profit de leurs homologues virtuels. La sécurité sanitaire est ainsi l’élément sine qua none d’un retour en boutique pour 56% des français lors d’un sondage Yougov.
La maison Christian Dior Parfum s’appuie sur la réalité augmentée (AR) pour recréer sa boutique des Champs-Elysées dans un cadre virtuel. Pour son service Gucci Live, la maison florentine éponyme a fait le choix de recréer une “fausse” boutique high-tech, Gucci9, où les conseillers de vente peuvent directement interagir à distance avec le client. Le conseil est d’ailleurs la valeur ajoutée attendue du live streaming. C’est ce que propose l’Atelier Beauté de Chanel à New York où le client peut prendre rendez-vous avec l’experte Beauté Mélanie Grant. Celle-ci prodigue ses conseils à distance.
Le contexte sanitaire signe aussi l’avènement de vendeurs augmentés capables de présenter en visio à leurs clientèle confinée des produits sous tous les angles et d’organiser des remote sales – ventes à distance – à l’aide des technologies de live streaming.
Dans le luxe, les ventes e-commerce devraient enregistrer un bond de 23% contre 12% en 2019. Pour le troisième trimestre, le groupe Kering a vu ses ventes e-commerce s’accroître de +102%, tiré par l’Amérique du Nord et l’Asie-Pacifique (hors Japon). L’activité e-commerce est ainsi à l’origine de 12,5% du chiffre d’affaires du groupe pour les 9 premiers mois de l’année.
La sélection drastique et la réduction du nombre de points de vente au sein de multi-marques s’observe aussi sur le digital. Ainsi selon cette logique “Less is more”, les marques de luxe procèdent à l’internalisation de leurs sites e-commerce, tout en gardant quelques marketplaces privilégiées. L’effet cliquet de la crise quant à l’achat de confort à distance n’est pas à sous-estimer et l’expérience shopping de luxe en ligne pourrait bien se normaliser.
Le Big Data au service d’une meilleure compréhension client
Une utilisation plus smart des données permettra de mieux connaître le client et d’affiner les services de personnalisation. L’idée est de s’appuyer sur la technologie pour renforcer l’efficacité du CRM – Customer Relationship Management – et ainsi produire/vendre à la clientèle le produit qu’elle désire vraiment et non qu’elle pourrait éventuellement aimer. Une lubie du luxe qui n’est pas décorrélée d’une vision éco-responsable, afin d’éviter surstockage et gaspillage de matières premières.
En effet, la tendance relative au développement durable tend à se renforcer. Comme le réaffirme Bain & Co, les clients s’attendent à ce que les marques de luxe démontrent leurs engagements en termes de RSE. Toutefois, si repenser les cycles de vie des produits autant que les chaînes d’approvisionnement est au cœur des engagements des marques, le sujet est quelque peu éclipsé par des problématiques sociales et humaines, de plus en plus prises en compte.
Au milieu du marasme économique et social, la clientèle – et pas seulement aspirationnelle – questionne aussi de plus en plus la frontière entre la décence et l’indécence du produit de luxe. Un discours qui était jusqu’ici notamment lié au style vestimentaire des femmes aux prises avec des considérations religieuses ou féministes. Ou encore lors de la précédente crise financière de 2008, où après des années de bling, il n’était soudain “plus cool de paraître riche”. Une tendance de fond que l’on retrouve dans le Stealth Luxury que souligne le récent rapport de The Real Real. Corollaire des temps incertains, la clientèle aspirationnelle pourrait être tenté de réduire ses achats luxe voire de les stopper. Un comportement relevé en mars par une étude BCG où 27% de la clientèle mondiale du luxe envisagent de diminuer ses dépenses, tandis qu’elle atteint 61% des sondés aux Etats-Unis.
Pour rester désirables, les marques de luxe devront jouer la carte de l’accessibilité relative, de façon à ne pas détériorer leur image. Comme le rappelle Bain & Co, pour faire preuve d’empathie vis-à-vis de millennials à faible pouvoir d’achat et d’un marché de l’emploi sinistré, les marques devront avoir une gamme de prix étendue avec une segmentation des produits et des tarifs ciblés en fonction des publics et des comportements.
Reste que le sujet de la data suscite pour l’heure encore des inquiétudes auprès des décideurs du luxe, comme le relève le baromètre MAD, en particulier pour ce qui est collecte et utilisation des données. Mais le questionnement le plus prégnant concerne justement la création de valeur via le data management (55% des sondés). Un data management qui fait figure de grand favoris pour les investissements des maisons de luxe pour les prochains mois afin de renforcer la relation client.
- Bien que la “chute soit sans précédent, le secteur du luxe parvient à contenir l’ébranlement de son activité de -23%,défiant les pires prévisions, porté par le seul marché chinois qui enregistre une hausse de son activité de +45%, à 44 milliards d’euros. Le retour des résultats à un niveau prépandémique pour le secteur du luxe n’est pas attendu avant 2022 pour la majorité des décideurs interrogés par MAD Network.
- La crise risque d’engendrer une polarisation accrue entre les investisseurs impliqués de longue date dans la transformation numérique de leurs canaux de distribution et d’expérience client et les autres. Ce faisant, les grands groupes semblent plus à même d’absorber le choc de la crise.
- Afin de préparer la relance, les entreprises du luxe comptent investir dans le développement du e-commerce, la communication digitale et la gestion de la relation client. Sur ce dernier point, les décideurs s’interrogent quant à la manière de collecter des données et de créer de la valeur.
- Côté stratégie retail, les marques de luxe devraient poursuivre l’ouverture de nouveaux points de vente retail en Chine pour toucher la clientèle locale. De l’autre, une rationalisation des points de vente retail est attendue en Europe, ainsi qu’aux Etats-Unis mais dans une moindre mesure. Une sélectivité des points de distribution qui devrait se vérifier dans l’e-commerce.
- En matière d'engagements, la clientèle attend des marques de luxe des actes plus que des paroles. Si le développement durable est une tendance toujours à l'œuvre, elle se trouve, pour l’heure, concurrencée par la responsabilité sociétale et la préservation de la santé des collaborateurs. Enfin dans une visée empathique, entretenir l’accessibilité prix à travers le développement de gammes spécifiques sera crucial pour conserver la clientèle aspirationnelle et millennials confrontée tôt ou tard à de prochains arbitrages budgétaires.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.