La Chine, marché de 1.4 milliards de consommateurs et locomotive de la croissance de l’industrie du luxe pré-COVID, a vu son économie particulièrement éprouvée par la crise sanitaire. Or, moins d’1/3 des dépenses de la clientèle chinoise était jusqu’ici réalisées sur son territoire. Avec les restrictions territoriales amenées à durer, les maisons de luxe opèrent un déplacement géographique de leur stratégie. Plutôt que de cibler le voyageur chinois hors de ses frontières, les marques se tournent vers le marché intérieur.
Mais, pour que la démarche soit couronnée de succès, encore faut-il développer une compréhension accrue des us et coutumes locales et multiplier les points de contact digitaux afin de mieux engager cette audience. L’occasion pour les marques de luxe occidentales de percer dans l’un des plus importants marchés e-commerce au monde et séduire une clientèle très portée sur l’innovation produit et distribution.
Le réveil du dragon qui sommeille : nouveaux usages pour une nouvelle normalité
La Chine, fut le premier pays touché par la crise sanitaire et à procéder au déconfinement. Forte de mesures de confinement très strictes principalement pour les 11 millions d’habitants de la ville de Wuhan et sa province, le Hubei, la Chine est parvenue à maîtriser le virus sur le territoire à la fin du mois de mars. Au 24 mars, ce sont ainsi des grandes villes comme Shanghai ou Canton qui ont pu rouvrir commerces et circulation automobile, tandis que 70% des entreprises avaient rouvertes.
Signe de l’optimiste indéfectible de cette population, les maisons des groupes de luxe ont constaté un rebond de la consommation en Chine. Ainsi, la division mode et maroquinerie du groupe LVMH et le groupe Kering ont respctivement enregistré une hausse de 65% et de 40% de leurs ventes. En avril, la réouverture du flagship de Hermès à Guangzhou a engendré une frénésie d’achats de rattrapage (Revenge Buying) tandis que ces dernières semaines la décision des marques de luxe d’augmenter le prix de certains de leurs produits a incité une foule compacte à se rendre dans des centres commerciaux haut-de-gamme (Shanghai, Beijing ou encore Shenzhen) afin de devancer l’évolution des prix.
Le CEO de Promise Consulting, Philippe Jourdan constate une évolution positive des activités primaires ou secondaires comme aller au restaurant, dans des centres commerciaux et s’acheter des vêtements. Le nombre de chinois anticipant une normalisation des déplacements locaux va croissant. Cependant un retour à la normale des déplacements à l’intérieur comme à l’extérieur du pays n’est pour l’heure pas à l’ordre du jour.
De plus, la chute du PIB de la Chine de l’ordre de 6,8% en rythme annuel sur la période janvier-mars risque d’entraîner une contraction des dépenses luxe y compris chez les plus aisés. Au point d’évoquer comme le Jing Daily de la possibilité d’une tendance « revenge saving ».
Le facteur risque de contagion joue aussi un rôle majeur. 94% des chinois se sentent plus en sécurité dans leur pays que dans reste du monde, d’après le cabinet d’études Wisely Insights.Il y a ici une volonté ferme de rester en Chine même une fois les restrictions territoriales levées.
Depuis le déconfinement, les malls chinois ont connu une baisse drastique du trafic comme le relève Promise Consulting. De même la durée passée sur un point de vente retail a considérablement fondu au profit de l’e-commerce, diminuant du même coup les occasions d’achats. Les plateformes Tmall.com, JD.com et Wechat ont ainsi été très plébiscitées. Ceci dit, la clientèle chinoise se montre toujours friande de services hybrides mixant expérience online et magasin physique. Par ailleurs, Promise Consulting note que la reprise d’activité suit l’évolution de la réouverture des transports en commun.
Les premiers impacts de la crise sur le business du luxe ont vu notamment l’e-commerce prendre une nouvelle dimension. Sa pénétration dans le monde va s’accélérer, en Chine plus qu’ailleurs. Là-bas, le online réinvente le retail. Ainsi, le paiement sans contact et le social selling se développent à vitesse grand V.
Dans le contenu vidéo, le format court et le live stream gagnent du terrain. La seule diffusion Live stream de la fashion Week de Shanghai, défilé 100% digital qu’ont rejoint 150 marques, a attiré 2,5 millions de vues sur Tmall (Alibaba) en seulement 3 heures. La nouveauté réside dans les achats groupés ou “squad shopping”. Des plateformes comme PinDuoDuo ont décidés de capitaliser sur le pouvoir de prescription de l’entourage de l’acheteur pour fonder ses choix en même temps que de fragmenter ses achats par un système de paiement participatif. Côté communication de crise, Wisely Insights met en exergue le désir de la clientèle chinoise que les marques maintiennent le contact en période de crise, non pour vendre des produits mais pour délivrer des messages de soutien.
En outre, le bien-être, qui était déjà une mégatendance en Chine, gagne en importance. L’engouement concerne la santé dans sa globalité et touche tous les aspects de la vie, du bien-être mental aux produits cosmétiques en passant par les aliments biologiques.
Les chinois, premiers clients du luxe d’ici 2022
La Région Asie-Pacifique (hors Japon) – APAC – a longtemps été la zone la plus dynamique du secteur. En 2019, elle représentait ainsi 30% ventes pour le groupe LVMH, 38% pour le groupe Richemont, 32% pour le groupe Kering et 36% pour la maison Hermès.
La clientèle chinoise était, avant-crise, la cible privilégiée des marques de luxe et représentait 35% de la demande de produits de luxe. A titre de comparaison, en 2008 ils ne représentaient que 12%. Voyant émerger une classe moyenne et accédant à une économie de marché, la Chine a vite développé un vif intérêt pour le produit de luxe. Si le marché a connu un fort ralentissement de la demande chinoise sur la période 2014-2015, le luxe a dû composer dès 2010 avec une crise de la distribution.
Selon McKinsey, la Chine devrait concentrer quelque 40% des dépenses mondiales du luxe d’ici à 2025. Le secteur du luxe doit s’attendre à une crise impliquant une croissance globale moins spectaculaire que par le passé dans les années à venir. La raison : une plus grande dépendance vis-à-vis des touristes chinois qu’il y a 10 ans. Or, sans la clientèle chinoise et son financement de la croissance du luxe à hauteur de 90%, le secteur n’aurait pu plus que tripler de volume au cours des deux dernières décennies.
En revanche les jeunes générations (post-années 90) s’avèrent moins portées vers l’achat de luxe comme quête statutaire ou de reconnaissance que leurs aînés. Ils lui préfèrent une fonction d’extension de leurs propres personnalités.
Sans compter qu’avec la croissance de l’économie chinoise, les consommateurs du pays sont devenus plus sophistiqués et plus raffinés dans leurs goûts. Les logos voyants, les couleurs criardes et le luxe ostentatoire est amené à perdre pied. Des éléments dont les marques de luxe doivent absolument tenir compte.
Or, du côté du luxe européen, les préjugés demeurent tenaces et la Chine est encore trop souvent perçue comme un pays émergent. Les marques de luxe doivent prendre conscience que le lancement d’un produit ne doit pas imiter les codes picturales du pays et être plus subtile qu’un simple « Redden it, gild it » – autrement dit ajouter du rouge et du doré pour que le produit se vende tout seul auprès de la clientèle chinoise. C’est particulièrement vrai si l’on observe les ratés des récentes campagnes de communication de certaines marques de luxe comme Dolce & Gabbana, Burberry ou encore dernièrement Balenciaga.
Il s’agit pour les marques d’éviter de donner à voir une vision “datée” voire “archaïque” de la Chine ou non respectueuse de ses us et coutumes. Ce sont là des démarches jugées racistes, susceptibles de consommer un désamour vis-à-vis d’une marque tout comme d’entraîner un virulent appel au boycott sur les réseaux sociaux. De plus, comme souligné dans le New York Times, les préoccupations sociétales diffèrent grandement de celles de l’Ouest et des Etats-Unis. Ainsi, en Chine l’homosexualité ne saurait être médiatisée, les considérations féministes se focalisent sur l’émancipation familiale via la sphère professionnelle tandis que la lutte contre la masculinité toxique et autre « male gaze » n’a pas cours. Enfin, la polémique sur les produits blanchissants n’existe pas, le sujet n’étant pas relié à l’idée de colorisme, racisme lié à la couleur de peau. En revanche la blancheur « de jade » reste un critère de beauté très fort aussi bien esthétiquement que socialement. Il s’agit en effet de se démarquer du teint bruni des paysans des champs.
Autre particularisme de ce marché : la combinaison complémentaire entre réseau de boutiques en propre et ventes e-commerce est primordial.
Enfin la clientèle chinoise, plus qu’ailleurs, fait davantage confiance aux KOLs – Key Opinion Leaders, influencers locaux – que dans les marques pour promouvoir des produits sur les réseaux sociaux. Or, depuis 2019, cette typologie d’influencers est supplanté par les KOC – Key Opinion Consumers – autrement dits des consommateurs catapultés ambassadeurs de marque, particulièrement dans le domaine de l’unboxing. L’année 2020 avec le COVID marque l’avènement de nouveaux influencers digitaux : les conseillers de vente eux-mêmes.
Autant d’éléments qui impliquent pour les marques d’affiner leurs connaissances clients au moyen d’usage intelligent de la data de façon à mettre en place une segmentation plus adéquate et à s’adapter aux nouveaux usages. Sans compter que là-bas les décisions gouvernementales fixent le cap des priorités de consommation et sont fortement suivies. Les entreprises du luxe désireuses de s’implanter sur le territoire devront donc maîtriser networking et sens de la diplomatie.
Vers un rapatriement des achats luxe sur le marché domestique chinois
Selon l’OMT, les chinois avaient effectués 150 millions de voyages à l’étranger en 2018, soit un triplement en 10 ans. Or, la majorité des achats de produits de luxe par les chinois s’effectuaient jusqu’ici lors de leurs déplacements touristiques.
Ils s’agissait pour eux de bénéficier de la valeur symbolique de l’achat de produits de luxe européens dans les capitales de la mode du vieux continent et de profiter des écarts de prix persistants. Or, la réduction des écarts de prix diminuant sous l’effet de politiques d’harmonisation des prix par les marques de luxe, le nationalisme chinois pourrait s’en trouvé renforcé et l’Europe s’en trouvé pénalisée.
Un client du luxe a ainsi déclaré à French China.org que la zone de libre-échange créé sur l’île d’Hainan pourrait servir d’alternative de choix aux voyages à l’étranger. Promise Consulting a repéré une autre destination qui profite beaucoup de ce rapatriement : Shenzhen.
Avec les recommandations à une moindre mobilité, appelées à durer, les dépenses de luxe sur le sol chinois devraient doubler pour atteindre 1,2 trillion de yuans (169,7 milliards de dollars) d’ici 2025, soit 65 % de la croissance du marché mondial, selon un rapport de McKinsey. En tant que région, la Chine continentale représentera 28% du marché du luxe d’ici 2025, contre 11% en 2019 selon un rapport Bain & Company.
La relocalisation des achats touristiques vers le marché domestique est un des enjeux majeurs repérés par le cabinet de conseil MAD dans son nouveau rapport “Luxury Convalescence : Fast-forwarding”. D’après le rapport, le marché intérieur du luxe devrait connaître une croissance de 280 %, pour un total de 55 à 60 milliards d’euros. Ce phénomène déjà amorcé avant-crise, qui aurait dû se concrétiser d’ici 2025, devrait advenir d’ici 2 ans. Le BCG constate que la Chine bénéficie très favorablement du report des achats à l’intérieur de ses frontières avec un PIB en hausse de 10% par rapport à 2019.
Cette tendance est soulignée par Promise Consulting dans son récent baromètre : « un scénario est probable : une volonté déjà forte avant la pandémie de diminuer la dépendance économique de la Chine vis-à-vis du monde extérieur. Les Chinois voudront davantage encore se réapproprier leur espace de consommation ».
- Pré-COVID, les clients chinois représentaient 35% des achats de produits de luxe à l'échelle mondiale en valeur. Les chinois seront les premiers clients du luxe d'ici 2022 et la crise ne devrait pas remettre en cause leur appétence pour les produits de luxe mais au contraire renforcer leur importance principalement online.
- Un report des achats luxe en travel retail et touristiques est à prévoir sur le marché domestique. Les clients chinois se sentent plus en sécurité dans leur pays et ne comptent pas re-voyager à l’étranger de sitôt.
- Prendre en compte les éléments du récit national, les préférences locales, les coutumes et habitudes de shopping sera nécessaire pour ne pas froisser la souveraineté chinoise.
- Etre présent sur tous les points de contact digitaux et pas seulement e-commerce sera décisif pour les marques étrangères pour accroître leur notoriété et leur proximité. Un moyen de toucher les villes de 2nd et 3e niveau où la majorité de la classe moyenne vit. Elles devront combiner stratégie de positionnement et storytelling. Attention à compléter la marketplace online par des points de ventes physiques, véritables barrières à l’entrée sur le territoire mais indispensables pour proposer une expérience sensorielle et créer une préférence de marque.
- Considérer la clientèle chinoise comme beaucoup sophistiquée qu’elle n’a été. Les marques doivent prendre en compte une tendance post-COVID au quiet luxury, loin de l’ostentation avec une confirmation des considérations bien-être et santé.
- Pour reprendre le contrôle sur leur image, les marques de luxe devront limiter leur dépendance au travel retail et aux licences.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.