Sous l’effet combiné d’un “Pricing Power” de circonstance et un marketing du luxe invitant à toujours plus “récréer l’écart” avec les catégories de produits premium et mass-market, certaines marques de luxe, telles que Chanel et Louis Vuitton n’ont pas attendu le déconfinement de la planète pour augmenter de plus de 10% le prix retail de leurs produits. C’est là un moyen pour elles de compenser la baisse générale du volume de leur ventes tout en pariant sur un rebond rapide en Chine.
Un défi pour un secteur dont la croissance était financée en 2019 à 90% par la clientèle chinoise, majoritairement sur son lieu de villégiature et aujourd’hui dans l’impossibilité de voyager. Mais face à l’envergure de la crise économique qui se profile et la menace qui pèse sur le pouvoir d’achat de sa clientèle aspirationnelle, comment rester accessible et désirable sans pour autant détruire son image ?
Quand les marques de luxe compensent la chute de leurs ventes par une augmentation de leurs prix
On dit souvent du produit de luxe qu’il est “inélastique”. Autrement dit, comme l’avait démontré l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen, qu’à la différence d’un produit de consommation courante, une hausse de prix d’un produit de luxe n’impacte pas la demande mais au contraire l’accroît. Il faut dire que le “dream factor” attaché à la valeur perçue d’un bien de luxe transcende le produit physique et s’ancre dans un imaginaire de marque particulièrement inspirant et puissant.
En temps normal, les marques de luxe s’appuient sur une base de coût fixe à 70-75% ainsi qu’une marge opérationnelle moyenne qui se situe autour de 25-30%. En période de crise, c’est l’image perçue qui garantit aux marques de luxe un “Pricing Power” à nul autre pareil, autrement dit leur capacité à imposer leurs tarifs. Mais attention, toutes les entreprises ne détiennent pas cette capacité : seules les grandes marques établies peuvent se permettre d’augmenter leurs prix sans risquer de perdre des parts de marché. Des produits de luxe qui, issus de marques prestigieuses, font office de valeurs refuges pour sa clientèle. La maison Hermès est ainsi l’une des rares maisons de luxe dont le prix de certains sacs valent plus chers sur le marché secondaire que leurs prix retail. Vogue Business avait démontré, au mois d’août, que le secteur, et en particulier les grands groupes, étaient mieux préparées à la crise qu’auparavant grâce à un meilleur contrôle des inventaires et une moindre dépendance des réseaux wholesale.
Pré-COVID, le luxe avait fort à faire avec une montée de la concurrence de la part de marques premium imitant les codes du luxe aux Etats-Unis et en Europe mais aussi avec une clientèle asiatique de plus sophistiquée et exigeante quant aux récits des marques que par le passé. Dans l’empire du milieu, les adolescents de la génération Z, rebattent les cartes de la désirabilité du secteur du luxe et mettent à mal sa crédibilité. Ainsi, si les millennials – nés entre 1981 et 1995 – considèrent le luxe comme étant d’abord une identité de marque et l’expression de l’artisanat, chez les membres de la génération Z – nés entre 1995 et 2012 – le secteur rime d’abord avec “trop cher”. C’est ce qui ressort d’une enquête menée par Vogue Business China et le site media tech Huxiu.
Depuis des dizaines d’années, les marques de luxe ont coutumes d’augmenter les prix de leur produits une à deux fois l’an, le plus souvent au dessus du cours de l’inflation. Une démarche qu’elles justifient généralement par leur politique de prix interne, la fluctuation des taux de change et des coûts croissants (production, matières premières). C’est ainsi qu’en 2015 Chanel avait harmonisé ses prix au niveau mondial afin de diminuer l’écart entre les prix en boutique en Europe et le marché local chinois. En pleine période de dépréciation de l’euro, la maison de luxe française avait augmenté ses prix en Europe afin de décourager la revente de ses produits sur le marché parallèle.
En effet, par une combinaison de taux de change et de taxes, les produits de luxe sont mécaniquement moins chers en Europe par rapport aux prix retail sur le territoire chinois. Ce qui explique l’habitude de la clientèle chinoise de préférer acheter des produits de luxe en dehors du pays. Toutefois comme le signale le cabinet MAD Network dans son étude Luxury Fast Forwarding : Convalescence, la réduction d’écart des prix diminue l’attrait des boutiques hors de Chine, ce qui ne peut que renforcer la tendance pour les achats domestiques. L’étude relève que l’Europe a le plus à y perdre.
Fidèles à leur volonté de recréer l’écart avec des biens de consommation courants et de préserver leur image exclusive, les marques de luxe ont une nouvelle fois augmenté le prix de vente de leurs produits. Ainsi, la maison Chanel a augmenté le prix de ses produits au design intemporel de l’ordre de 5 à 17%. Ces ajustements concernent ses véritables best sellers comme les sacs ‘2.55’, ‘Boy’, ‘Gabrielle’ et ‘Chanel 19’ ainsi que certains articles de petite maroquinerie. La maison de luxe française a justifié son action par une hausse du coût des matières premières nées des ruptures supply chain observées lors du confinement. Elle n’est toutefois pas la seule marque de luxe à avoir augmenté ses prix.
D’après un pointage réalisé par les analystes de Credit Suisse, la maison Louis Vuitton (LVMH) a augmenté ses prix de 8% sur ses principaux marchés depuis l’année dernière. Une hausse qui est intervenue en deux temps (3% en avril et 5% en mai). Une telle pratique a été également observé par Jeffries auprès de la maison italienne Gucci (Kering) qui augmenté ses tarifs au mois de juin sur certains de ses produits de plus de 9% en moyenne sur ses marchés italiens, britanniques et chinois. Ferragamo et Tiffany & Co ont fait de même tandis que Cartier et Omega pourraient bien rejoindre le mouvement au mois de septembre.
Cette hausse de prix, aidera les marques de luxe à consolider leurs marges et à amortir l’impact sur les résultats d’une baisse générale des volumes de vente, en tentant de compenser les pertes de revenus subies pendant les semaines de fermeture forcée des magasins.
Le discount par temps de crise : une tentation fatale pour le brand equity des marques de luxe
Avec la fermeture de leurs réseaux de distribution principaux et le confinement des habitants de la planète, les marques se retrouvent avec un stock d’invendus, notamment sur la collection printemps-été 2020, particulièrement élevé. Ce faisant, en Asie de nombreux e-tailers ont pratiqué des démarques de plus de 70% sur des marques designer. Quant aux retailers, se pose alors un épineux problème pour mener une opération déstockage d’envergure : soit détruire le stock soit se le faire racheter. Comme le relève de nombreux experts, pour tenter d’écouler les collections avant qu’elles ne soient trop datées, nombre de marques peuvent être tentées, à juste titre, de solder un maximum de pièces. Une pratique couramment pratiquée en Asie et aux Etats-Unis où le luxe à prix barré est inscrit dans les moeurs. Certains acteurs wholesale se sont ainsi adonnés à cette pratique inhabituelle pour le secteur du luxe. D’après Bloomberg, le grand magasin américain criblé de dettes, Neiman Marcus, a soldé à 50% des lunettes Tom Ford vendues d’ordinaire à 400 dollars, tandis que la chaîne de grands magasins Nordstrom a proposé à la vente des sandales Salvatore Ferragamo à 225 dollars au lieu de 375 dollars.
Or, si jouer sur les volumes reste valable pour le marché du mass-market et de la mode, cela ne l’est pas pour le secteur du luxe, sommé de conserver une exclusivité certaine pour ne pas s’aliéner sa clientèle fidèle. Cette dernière risque de ne pas apprécier que d’autres puissent acquérir l’objet de luxe en question sans en payer le « juste » prix. Ainsi le cabinet Mckinsey déconseille vivement aux marques de luxe d’avoir recours à d’importants rabais qui s’avèreraient néfastes pour le capital de marque. Ben Cavender, Managing Director chez China Resarch Group acquiesce et confie à Business of Fashion qu’ « il est dangereux de pratiquer des promotions importantes dans le sens où elles créent un effet cliquet chez le consommateur qui rechigne ensuite à payer un produit full price.”
Pour les petites marques, prises à la gorge financièrement et qui ne parviendraient pas à écouler leur stocks en full price, une enquête de First Insight en Grande-Bretagne renseigne sur le pourcentage de remise à accorder. Ainsi près de la moitié des consommateurs sondés estime avoir besoin d’une remise de 30% et plus pour réaliser des achats au vue du contexte actuel. La marque britannique Mulberry, en difficulté, a ainsi fait le choix de baisser ses prix jusqu’à 20 % sur certains marchés asiatiques pour tenter d’inciter les consommateurs à acheter.
En effet, le fait pour une marque de luxe de pratiquer une politique de discount risque d’engendrer une dilution de son image de marque voire de détruire de une partie de sa valeur. Or, une telle démarche invite à s’intéresser aux fondamentaux de la marque et à son intangible avant d’agir sur ses prix. Pour compenser la baisse des volumes de ventes, plutôt que de casser leurs prix, il est plutôt conseillé aux maisons de luxe d’augmenter leur marge afin de compenser la baisse des volumes de leurs ventes.
De l’autre, on remarque que la majorité des produits concernés par ses ventes flash sont des produits d’entrée de gamme ou des licences (lunettes, parfums et cosmétiques). Des prix cassés qui sont souvent le fait de plateformes e-commerce, de distributeurs multimarques ou encore de revendeurs non agréés.
Conscients du risque sur le brand equity, les grands groupes de luxe LVMH et Kering ont témoigné de leur volonté de poursuivre la rationnalisation de leurs réseaux wholesale afin de renforcer le contrôle sur leur image et sur la distribution de leurs produits.
Luxe accessible et économie circulaire : vers une nouvelle donne pour l’industrie du luxe ?
Au vue de la crise économique et sociale qui se profile et de la réduction des occasions de représentation, bons nombres d’acheteurs occasionnels du luxe, les excursionnistes, risquent de pratiquer des arbitrages budgétaires drastiques en défaveur du luxe. Dans une moindre mesure cela s’est déjà vu lors des précédentes crises où la clientèle, prise en tenaille par un moindre budget disponible et une envie de consommer, s’orientaient vers les produits cosmétiques, en particulier les tubes de rouges à lèvres.
Comme mis en avant par l’enquête First Insight, la clientèle aspirationnelle va avoir besoin d’un coup de pouce de la part des marques pour pouvoir continuer de consommer des produits de luxe. Signe des temps, les maisons Dior, Gucci, Prada, Hermès ou encore Vuitton ciblent la clientèle chinoise avec des campagnes vidéos mettant en avant des produits d’entrée de gamme. Une bizarrerie pour un secteur préférant d’ordinaire communiquer sur des produits d’image aux prix astronomiques mais entretenant le désir.
De l’autres, certains consommateurs vont avoir un besoin urgent de liquidités et pourraient se diriger vers des plateformes de seconde main pour revendre certains de leurs effets personnels. Or, les sites de revente de produits d’occasion comme Rebag permettent d’acheter et de vendre 50% moins cher que le prix retail. De quoi déclencher un effet d’aubaine auprès d’une clientèle aspirationnelle pour qui le luxe reste l’exceptionnel du quotidien. C’est ainsi que certains sacs de luxe ont vus leurs prix multiplié par 10 en 10 ans. Il s’agit principalement de produits au design intemporel provenant de marques établies . A titre d’exemple, Vestiaire Collective confiait à Bloomberg une certaine stabilité des prix des volumes de sacs Hermès et Chanel revendus durant le confinement.
Les marques de luxe pourraient être tentées de mieux régenter leur image en intégrant les fondamentaux de l’économie secondaire dans leur business model.
Le contexte actuel pourrait aussi amener les marques de luxe à combattre les marques premium sur leurs terrains de jeu en (re)lançant leurs propres griffes de luxe accessible. Un signal faible visible à deux niveaux : Marc Jacobs qui avait lancé une marque accessible The Marc Jacobs tandis que le groupe LVMH avait relancé la marque Patou en se dotant d’une marque de luxe accessible et joyeuse, un profil inhabituel. Dans ces cas précis, il s’agit de créer des marques séparées avec une identité et un facteur différenciant propre allant au delà du simple prix.
Pour rappel, le concept de luxe accessible apparu il y a une quinzaine d’années tombait jusqu’ici en désuétude chez les marques de luxe sous l’effet de marques premium créatives comme le groupe SMCP. Un phénomène qui a précipité ses dernières années les fermetures en cascade des lignes bis des marques de luxe. Mais comme le signalait Yves Hanania, coauteur de l’ouvrage Le Luxe demain : les nouvelles règles du jeu au magazine Capital, les secondes marques dont la raison d’être reposaient exclusivement sur un facteur prix abordables n’ont pas résistés.
En accédant à la classe moyenne, certains consommateurs des pays émergents voient des produits hier inaccessibles aujourd’hui à leur portée. Forts d’un portefeuille profond et diversifié, répartissant les risques, les groupes de luxe apparaissent avantagés dans le contexte actuel. Les ventes de produits de luxe sont amenées à fondre de plus de 35% en 2020. Si la vigilance prévaut pour les marché américains et européen, l’optimisme est permis en Asie (Chine, Japon et Corée du sud).
- La plupart des marques de luxe ont augmenté le prix de leurs produits intemporels, best sellers, afin de compenser la chute de leurs ventes au global.
- Pour recréer l'écart avec le premium et le mass-market, les marques de luxe ont coutume d'augmenter leur tarif au dessus du cours de l'inflation, une à deux fois par an. Cette hausse sert en général à absorber la fluctuation des taux de change, l’augmentation des coûts (matière première et main d’oeuvre) et suivre une politique de pricing interne. Seules les marques établies ou vectrice de confiance peuvent se permettre d’augmenter leurs tarifs.
- En matière de stratégie de pricing, la cohérence est clé. Pratiquer une stratégie discount à 50% et plus pour écouler le surstock peut nuire à l’image de marque et conduire à s'aliéner une clientèle fidèle au profit d’une clientèle opportuniste et peu loyale.
- La clientèle aspirationnelle risque de manquer de liquidités du fait de la crise économique et sociale. Elle pourrait se tourner vers le marché de la revente et se dessaisir de certains de ses biens, voire se diriger vers des marques plus abordables. D’après First Insight près de la moitié des consommateurs sondés estime avoir besoin d’une remise de 30% et plus pour réaliser des achats.
- Le luxe doit être plus qu’un prix “élevé” (définition des adolescents de la génération Z). Dans les cas où il s’agirait de bâtir une marque de luxe accessible Il doit incorporer une identité différenciante avec un univers, un storytelling et des valeurs en résonance avec l’audience visée.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.