La crise sanitaire n’a pas épargnée l’industrie du luxe, et s’il est un segment particulièrement exposé en raison de sa forte retailisation c’est bien le plus exclusif qui soit : l’horlogerie-joaillerie. Cette catégorie, dite “hard luxury”, n’est pas parvenu à compenser la chute de ses ventes retail par le canal e-commerce contrairement au secteur des parfums et cosmétiques. Néanmoins, de l’aveu de nombreuses marques, le secteur a, contre toute attente, révélé un pouvoir de résilience hors-du-commun ces deux derniers mois. Il semble que sa transformation numérique accélérée soit à l’origine d’un exploit pareil.
Un tour de force quand on analyse les nombreux freins de l’achat à distance d’un tel produit (difficultés d’essayage et de retours, risques de fraudes…).
Une résilience à l’épreuve du COVID
Dans son rapport 2020, Altagamma soulignait que les accessoires étaient les produits de luxe qui avaient démontré la meilleure résilience face à la crise tandis que le secteur de l’horlogerie avait été le plus impacté par la crise du fait d’une faible pénétration dans le e-commerce. Or, la crise sert de catalyseur à des tendances observables pré-covid. Ainsi, le secteur de l’horlogerie, déjà mal en point pré-COVID, s’en trouve fortement impacté. Ainsi si comme l’annonce la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FHS) la valeur des exportations de montres suisses a augmenté ces dernières années, le volume est quant à lui en chute libre (-8 millions de pièces en 2019). De son côté, la joaillerie paie le retard accumulé dans sa digitalisation et sa trop grande dépendance aux points de vente physiques.
Le hard luxury a dû faire face à une triple paralysie portant sur la production, la distribution et la vente. Ainsi, la plupart des grandes maisons horlogères accusent le coup mais restent moins fragilisées que les petites maisons indépendantes. Entre avril et juin, le groupe Richemont a ainsi affronté un déclin de 47% sur ses ventes, 46% chez Swatch et 18% pour le pôle horlogerie de la maison Hermès. De son côté, le groupe LVMH a vu sa division haute-joaillerie impacté sur le second trimestre de 39% de ses ventes.
Le choc encaissé par le secteur de l’horlogerie-joaillerie est dû à l’arrêt soudain des flux touristiques chinois. Ces acheteurs nomades, qui ont pour habitude d’acheter des produits hard luxury en Europe (Paris, Londres) mais aussi et surtout à Hong-Kong, génèrent 50% des ventes de la catégorie (contre 35% pour le marché du luxe global) selon Altagamma.
Une des dernières maisons horlogères indépendantes, Patek Philippe a reporté l’ensemble de ses lancements en 2021 et s’est mise à expérimenter le e-commerce, alors qu’elle ne jurait que par la boutique pour entretenir une relation client durable. A bien des égards, l’e-commerce a servit d’assurance-vie pour les acteurs du secteur. Néanmoins, contrairement au secteur beauté, les ventes en ligne n’ont pas permis de compenser les pertes sur le réseau physique. Le hard luxury a continué de se développer rapidement y compris pré-pandémie, les ventes e-commerce de montres et de bijoux ayant augmenté de plus de 10 % l’année dernière, dépassant la barre des 7 milliards de dollars, selon Euromonitor. Durant la crise, les retailers ont déclaré que la demande pour les produits les plus exclusifs n’avait pas diminué. Ainsi le réseau de boutiques Watches of Switzerland a relevé une demande continue et ininterrompue pour les montres Rolex et Patek Philippe. Les deux marques bénéficient, à l’instar de Audemars Piguet, d’une demande plus forte que l’offre, ainsi que le rapporte le New York Times. De son côté, Cartier a mis en place une plateforme dédiée aux nouveautés de sa collection haute joaillerie sur [Naturel]. Etaient organisés des rendez-vous virtuels à destination de la presse et des clients pour découvrir des exclusivités. A chaque fois un soin tout particulier fut pris quant à la qualité de la vidéo (camera HD, lumière…) afin de restituer au plus près les notions de volumes et de couleurs afin de susciter l’achat à distance.
D’après le second volet de son enquête « Luxury Convalescence : Fast-forwarding », le cabinet de conseil MAD, note un fort rebond dès la reprise. Nombres de maisons interrogées dans le cadre de cette étude ont cité “des taux de croissance de 30 à50% en comparable pour avril et mai, voire 60% » par rapport à la même période de l’année dernière. En cause, un rebond perceptible en Chine dès le mois d’avril mais avec une consommation volatile et s’effectuant par vague. Une embellie qui reste néanmoins en négatif : les ventes du secteur de l’horlogerie-joaillerie ont accusé un recul de 12% sur le marché chinois en avril, selon le Bureau national des statistiques de Chine. Le groupe LVMH note, quant à lui, “une très forte reprise” en Chine au mois de juin. Par ailleurs, sur le point d’être racheté par le groupe de luxe, le joaillier américain Tiffany & Co connaît actuellement un rebond de ses ventes en Chine et en Corée du sud.
A l’instar des autres catégories du luxe, les ventes dans l’horlogerie et la joaillerie devraient chuter cette année respectivement de 22% et 25% selon les dernières projections de Bain & Co. De son côté, la banque Vontobel prévoyait au mois d’avril une chute des exportations de montres suisses de 25%, soit davantage que la crise du quartz en 1975 (-15,2%) et que la crise des subprimes en 2009 (-22%).
De l’exclusif à l’inclusif : Le hard luxury à l’ère du “New Retail”
Le cabinet MAD Network invite les professionnels à repenser leur façon d’engager leurs clients, que ce soit par la mise en place de canaux de distribution complémentaires au retail physique, une offre produit mieux équilibrée et une revalorisation du rôle des conseillers de vente et des points de contact.
Lors de la présentation des résultats annuels du groupe Richemont, son président et fondateur, Johann Rupert avait déclaré ”We believe in new retail”. Il a ainsi rappelé la nécessité pour la profession d’accélérer sa transformation digitale afin de bénéficier d’un site marchand et d’abattre les frontières entre online et offline.
Épouser les nouveaux usages pour rajeunir l’audience
Le cabinet MAD Network relève que la pénétration e-commerce du secteur hard luxury en 2019 n’était que de 7 à 8% contre 12% pour le luxe global et 20% pour la beauté. Or, la vente en ligne de cette catégorie de produits s’avère complexe en raison de nombreux freins comme la difficulté d’essayage. Ainsi, contrairement à l’achat de vêtements, le client peut difficilement commander le même produit en 3 tailles différentes et renvoyer les articles qui ne lui conviendraient pas. Pourtant un des leaders de la vente en ligne sur le segment hard luxury, Moda Operandi a instauré dès 2014, le système du “no return” sans en être impacté.
La solution pour des marques et plateformes moins établies pourrait provenir du modèle déployé par la marque Gemist, qui propose à ses clientes de commander jusqu’à 3 répliques exactes d’un modèle entièrement personnalisable et de retourner gratuitement celles non désirées sous 2 semaines. Le spécialiste du diamant, De Beers a décidé d’investir dans l’entreprise.
Will Kahn, directeur du marché de la bijouterie fine auprès de la plateforme e-commerce luxe Moda Operandi a observé une augmentation de la demande de « bijoux personnalisés et sentimentaux », auprès de marques comme Anita Ko, Zoe Chicco ou encore Carolina Bucci. Pour lui, les différentes significations intimes liées au bijou, que ce soit la chance, l’amour ou encore la protection, sont à propos face à ce qui se présente comme une annus horribilis pour nombres de consommateurs. Des propos qui rappellent le caractère apotropaïque – qui éloigne du mauvais oeil – de certaines pierres et par extension de certaines pièces faisant office de talismans. Sans compter, la prédisposition des jeunes générations pour l’ésotérisme et ses symboles.
En raison du contexte incertain actuel la joaillerie avec les thèmes liés à la protection, au soin ou à la paix s’en trouve renforcé selon Melissa Geiser, acheteuse de pièces joaillières pour Stanley Korshak. Un phénomène amené à s’accentuer alors que le port du masque se généralise en tout lieu et qu’il brouille la communication à commencer par les émotions. Le bijou devient ainsi le moyen d’exprimer un lien très fort.
Autre segment à ne pas négliger : pour capter la nouvelle génération, il convient de se rapprocher du marché pre-owned, autrement dit la vente de pièces anciennes, restaurées par les soins de la marque. Un moyen d’accroître la longévité du bel objet et ainsi intégrer l’économie circulaire mais aussi de valoriser son patrimoine de marque et donc sa valeur intrinsèque. Selon BCG, l’horlogerie domine le marché de la vente de seconde main qui représente 75% d’un marché estimé à 21 milliards d’euros annuel. Et la tendance devrait s’accentuer : les professionnels doivent s’attendre à une chute des ventes de montres neuves de l’ordre de 50% d’ici 2022, comparé à l’année dernière. Richemont avait déjà eu du flair en rachetant la marketplace Watchfinder & Co.
La personnalisation est en plein boom face aux mutations des comportements déjà à l’oeuvre pré-pandémie. Le bijou n’est plus l’apanage du cadeau offert par l’homme à sa compagne pour la mettre sur un pied d’estale ou lui témoigner de son amour. Dans un mouvement similaire au secteur de la lingerie, le bijou, objet intime et au contact avec la peau, devient un moyen de se faire avant tout plaisir pour soi. De son côté, l’entreprise de joaillerie éthique Brilliant Earth propose aux client de customiser leurs bijoux de rêve et de les modéliser en 3D avant de les transmettre aux ateliers.
Similaire à la digitalisation du secteur de la beauté, le hard luxury peut compter sur la technologie pour sublimer l’expérience client et faciliter la personnalisation (vidéo 3D, réalité augmentée…) La marque de joaillerie et de décoration intérieure, Kendra Scott a déployé avec Mireltz une solution virtual try-on dédiée à l’essayage de bijoux. La réalité augmentée permet ici après que le client ait réalisé un selfie d’une partie de leur corps de prévisualiser le produit en taille réelle et en éclairage dynamique. Si la technologie concerne actuellement les boucles d’oreilles, elle sera bientôt déclinée pour les colliers, bracelets et bagues. Cette réalité augmentée permet d’accroître l’engagement client, le panier moyen et de diminuer le taux de retour. L’horlogerie est aussi intéressée par le concept dans le sillage des pionniers IWC dès 2008 et Girard Perregaux (Richemont) en 2010, Jaeger Lecoultre avec son app « On your wrist » en 2017 ou Rolex en 2019. La marketplace Watchbox propose un outil AR complété par un service de personnalisation, d’éducation et de conseils d’experts. Sur la marketplace spécialisée dans la revente et dotée de vendeurs certifiés Chrono24, il est possible de déplacer la caméra pour voir la montre sous tous les angles.
Moins coûteux mais efficace en matière de taux de transformation, la présentation d’une pièce par un conseiller de vente en visio sur Zoom ou toute autre messagerie instantané. C’est le cas de Gemmyo, la première bijouterie personnalisée en ligne a maintenu le lien avec ses clients confinés en interagissant sur les réseaux sociaux et en proposant des présentations de produits via Whatsapp. En avril, Patek Philippe a autorisé ses vendeurs à procéder de la sorte.
De nombreuses grandes maisons dans l’horlogerie-joaillerie ont misé sur le format live streaming pour vendre leurs pièces les plus accessibles, voire dans certains cas pratiquer d’importants rabais notamment en Chine. C’est ainsi que la maison Chaumet s’est appuyée sur Wechat miniprogram pour présenter des éditions limitées de produits. Ce format, à l’aspect d’une émission de téléachat, permet d’insuffler interactivité, proximité et excitation et ainsi transformer une simple offre commerciale en un divertissement passionnant et pédagogique. L’idée est de s’appuyer sur des influencers ou des vendeurs experts qui feront office de maîtres de cérémonie, proposant des animations entrecoupées de présentation des produits (histoire, savoir-faire, anecdotes…) et de conseils pratiques (entretien, combinaison de styles…). Les auteurs du rapport MAD, invitent à réaménager l’espace vacant en boutique du fait de la défection d’une partie de clientèle pour y installer un mini-studio d’enregistrement pour l’ensemble des évènements online (live show, vlogs…).
Parmi les autres formats de contenus déployés durant le confinement, on peut citer des séances de conseils de style dans le cadre d’un programme privé VIC, des expositions de bijoux numériques avec des bijoutiers haut de gamme ou encore la possibilité de visiter les coulisses des ateliers.
Il convient enfin d’offrir un soutien moral et de partager des conseils transformatifs en lien avec les objectifs personnels des clients. C’est ainsi, qu’un des joailliers emblématiques de la place Vendôme, Boucheron, a créé ses premiers sites e-commerce en France et au Japon en mai. La marque a mis en place un centre d’assistance téléphonique depuis son flagship. Un moyen de proposer une expérience client “entre le magasin et le clic” selon sa PDG.
L’horloger Jaeger-Lecoultre a, quant à lui, mis en place un double service d’achat online et par téléphone. Pour Inc., la fondatrice et CEO Kendra Scott conseille de joindre la clientèle par tout moyen (plateformes social media, email, visio…). L’important est de se focaliser sur le client et non le business.
Autre défi à l’heure “des voyages stationnaires”, le hard luxury a particulièrement délaissé sa clientèle locale européenne ces dernières années. Il faut pour le secteur se réinventer et proposer des boutiques moins inhibantes, plus dynamique et plus en phase avec son époque.
La nécessité de professionnaliser le réseau
D’un point de vue logistique, de nombreuses marques, en particulier dans l’horlogerie, ont souffert de ruptures de stocks sur des composants provenant de Chine. Il apparaît comme les autres secteurs du luxe, qu’il faille réduire la dépendance avec l’empire du milieu et mieux équilibrer les zones géographiques de sourcing.
Mais, selon MAD Network, si le hard luxury est actuellement à risque c’est à cause de son réseau wholesale. Un type de distribution multimarques en décroissance et sous-performants qui est pourtant le mode de distribution principal de l’horlogerie. Il existe toutefois un modèle prometteur en la matière : le concept multi-marques TimeVallée développé par Richemont et opéré par des retailers partenaires Audemars Piguet. Les groupes LVMH et Kering sont actuellement à l’ouvrage pour rationaliser leur réseau de distribution wholesale. En période de crise, le nerf de la guerre étant la trésorerie, le secteur de l’horlogerie est directement visé, contrairement à la joaillerie beaucoup plus retailisée. En pleine pandémie, le secteur a eu tendance à stopper les commandes en cours et à tendre vers un déstockage off-price, pourtant destructeur de valeur à moyen-long terme.
Plus coûteux, le retail présente néanmoins l’avantage de garantir une certaine sécurité aux marques horlogères et de joaillerie (image, pricing, authentification…). De plus, il leur permet de maîtriser le triptyque expérience client, cérémonie de vente et data clients.
Pour les marques opérant sur ce canal de vente offline, les investissements seront importants car il faudra compléter par un dispositif e-commerce à la charge du retailer.
Une option hybride consiste à renforcer le réseaux retail pour toucher directement la clientèle ciblée, tout en reconfigurant le réseau wholesale afin de se focaliser sur les meilleurs partenaires commerciaux.
De l’autre, afin de garantir une transparence radicale en matière de traçabilité des produits (matières premières et produits finis), la technologie blockchain s’annonce prometteuse. Elle permet au client de disposer de détails sur le produit comme l’origine des pierres et permettre aux professionnels d’attester d’une provenance éthique. En tant que technologie d’horodatage de données certifiées, la blockchain permet de révéler toute altération sur le produit et de prévenir contre toute contrefaçon du produit. Elle a déjà été adopté par l’horloger Ulysse Nardin (Kering).
Autant d’éléments qui permettront de réinjecter de la confiance dans les relations entre marques et sous-traitrants.
- Les ventes dans la joaillerie et l'horlogerie, tous canaux confondus devraient respectivement chuter de 22% et 25% cette année selon Altagamma.
- Conquérir de nouveaux formats innovants (visio-conférences, livestreaming) afin d’amener la boutique là où se trouve le client final et d’insuffler nouveauté et excitation.
- Professionnaliser le réseau en repensant la part de la distribution wholesale, en particulier dans l'horlogerie ou en se focalisant sur les meilleurs partenaires.
- Le principal frein à l'achat e-commerce de pièces hard luxury est l'incapacité d'essayer physiquement le produit. L’adoption de technologies de type “Try before you buy” complétées avec la réalité augmentée permet de collecter des datas qualifiées afin de mieux personnaliser la relation client.
- Réaménager les boutiques de manière à optimiser l'espace pour organiser ses propres ventes filmées ou live stream et donner à voir une configuration des lieux moins austère et intimidante.
victor gosselin
Journaliste web spécialiste des univers mode, luxe, tech et retail, passé par le Journal du luxe et Heuritech, Victor s'est spécialisé dans la rédaction de contenus BtoB. Diplômé de l'EIML Paris en marketing et communication, Victor a précédemment oeuvré dans le retail mode & luxe (Burberry, Longchamp...) ainsi que dans un département planning stratégique spécialisé luxe et premium en agence de publicité.